Embrasser nos Différences

Embrasser nos Différences

Editeur : Les Ailes de l'Océan Edition

Auteur : Lexie T.L. Heart

Couverture : Les Ailes de l'Océan Edition

ISBN : 978-2-487542-03-7

4,99 €
4.99 EUR 4,99 €
4,99 €
Mis en ligne par Lectivia
Dernière mise à jour 02/05/2024
Temps estimé de lecture 1 heure 45 minutes
Lecteur(s) 2
Français New Romance Débutant(e)
Embrasser nos Différences

Chapitre 2

Me réveillant en sursaut, je saisis ma montre posée sur mon chevet qui affichait huit heures du matin, soit à peine quatre heures de sommeil. Je finis par me lever pour me préparer un verre d’eau tiède avec du jus de citron.

Le dimanche, ne me rendant pas au sport, j’en profitais pour sortir. Aujourd’hui, cette journée me paraissait particulièrement morose, rien ne me tentait. Je consultais mes réseaux sociaux, confortablement assise sur ma causeuse. En lisant un article de ma revue sur les relations amoureuses, je réalisais comme à chaque fois combien je pouvais être frustrée de n’avoir jamais eu un réel coup de cœur pour un homme. Non pas que ce soit une nécessité, mais je me demandais souvent ce qui pouvait bien clocher chez moi. 

En même temps, se mettre en couple en Asie, c’est la garantie d’avoir des cheveux blancs. La jeune femme asiatique est mise sur un piédestal par son petit-ami : il la porte sur son dos, fait ses lacets, la protège de la pluie… Un vrai sketch ! C’en est presque ridicule parfois. Si la femme subit la pression de l’image et de devoir faire un mariage avantageux, l’homme, quant à lui, porte sur ses épaules la charge de la réussite sociale ; et plus tard, la charge de ramener de l’argent à la maison. 

Cette culture est assez paradoxale, car la femme est perçue comme un être délicat qu’il faut protéger. En réalité, elle est aux commandes du foyer et de la gestion du budget. À la gent masculine, on leur inculque de rester impassibles même face aux débordements émotionnels. Les femmes n’hésiteraient pas à se crêper le chignon en public, tandis que les hommes subissent leur existence en apparence. Je ne dirais pas non plus que ce sont des victimes de la vie. Après tout leur sport favori à part travailler, c’est souvent de mener une double vie. 

Pour toutes ces raisons qu’ils se marient tardivement, et sont prêts à sacrifier la parentalité. 

Ne souhaitant pas m’attarder une énième fois sur ce choc culturel, j’eus soudainement envie d’aller m’aérer l’esprit dans un café de Kowloon qui donne vue sur la baie de l’île de Hong Kong. En quelques minutes, j’étais prête. La météo avait annoncé une averse un peu plus tard dans la journée, c’est pourquoi ne sachant pas quand j’allais rentrer, j’avais chaussé mes bottes de pluie bleues à fleurs roses. 

Par réflexe en quittant mon immeuble, je regardais si le véhicule était là, mais à ma plus grande déception elle n’y était pas. Mes écouteurs bien en place sur les oreilles, j’écoutais les titres mélancoliques d’une compositrice new-yorkaise glamour qui s’inspirait des années 60, suivies des musiques d’un groupe de rock britannique originaire du quartier de Camberwell à Londres, tout au long du trajet pour remédier aux abîmes de mes états d’âme. 

Après avoir passé commande, je m’étais installée sur la terrasse panoramique pour profiter de la chaude matinée, en enfilant mes lunettes de soleil. Si la pluie était prévue, pour l’heure, le soleil était au zénith. Une tache noire s’installa en face de moi, me coupant la vue sur la jonque qui arpentait la baie. Furieuse et distinguant mal le visage de celui qui s’invitait à ma table, je retirais mes écouteurs et changeais ma position pour éviter le contre-jour. 

― Bonjour. 

Cette voix ne m’était plus inconnue. 

― Keiji ? 

― Je peux me joindre à vous ? 

Sans me laisser le temps de lui répondre, il se pencha, approcha mon avant-bras en direction de ses lèvres et pris une bouchée de mon cheese-cake aux fruits rouges. Un geste intime qui me laissa pantoise. 

― Je ne veux pas vous voir, mentis-je pour me redonner contenance. 

― Je ne vous imaginais pas vivre comme une vraie hongkongaise, dit-il en baissant le regard sur mes bottes. 

J’avais appris à mes dépens que la saison des pluies pouvait transformer certaines rues en rivière, surtout lorsqu’elles étaient en pente. 

Sans relever, je remis mes écouteurs avec le volume à fond au point d’en avoir presque des bourdonnements d’oreilles. Il me fixait avec un regard pénétrant de reptile qui jouait avec sa proie avant de fondre sournoisement sur cette dernière. Constatant que je ne cédai pas, il se pencha à nouveau pour me prendre mon gobelet des mains, objet que j’avais positionné comme une sorte de protection contre ce prédateur. 

S’il voulait jouer, il allait être seul. En me levant brusquement, prête à partir, il me prit le poignet d’un geste qui me parut comme l’intrusion de trop. Il ne pouvait pas apparaître et disparaître de ma vie comme bon lui semblait, ni même décider à ma place et encore moins ne rien me dévoiler de lui. Je lui retirai le gobelet qu’il venait de me retirer, pour le lui verser dessus. Il sourit, me rendit ma liberté et me laissa m’éloigner. Tandis que je marchais, le tout-terrain m’avait rattrapé, adaptant sa vitesse à mon allure.

― C’est une manie chez vous de me suivre ! criai-je. 

― Vous me devez des frais de pressing, me dit-il calmement à travers la vitre arrière baissée. 

― Comme ça, nous sommes quittes. 

― Montez. 

― Non merci. 

― Il va pleuvoir. 

Relevant les yeux, je voyais des nuages qui s’étaient amoncelés dans le ciel. L’averse à venir ne présageait rien de bon. Malgré tout, je refusais ce constat, en secouant énergiquement la tête comme une gamine, la mine boudeuse. 

Je sentais l’intensité de son regard vers moi, que même l’averse n’estompa pas. Je n’aurais pas su dire s’il avait quelque chose de mordant ou de sournois. Très vite trempée, je me débattais à essayer d’ouvrir mon parapluie. Et d’un coup, j’étais à l’abri. Il était sorti du véhicule et tenait un parapluie noir au-dessus de nous. 

― Merci. 

― Mettre des bottes était une bonne idée, en revanche votre chemisier blanc c’est tout à fait autre chose. Êtes-vous inconsciente de votre charme ? poursuivit-il en me passant une veste noire. 

Cette question résonna dans mon cerveau et le mit sur pause. Il trouvait que j’avais du charme. Je lui plaisais au moins un peu. À peine une cinquantaine d’heures que nous nous étions rencontrés, je me sentais comme une adolescente énamourée. Son compliment révélait un attachement que j’avais jusqu’ici sous-estimé. 

― Est-ce pour cela que vous êtes revenu vers moi ? 

― Ici n’est ni le lieu ni le moment d’en discuter. Laissez-moi vous raccompagner. 

Il m’ouvrit la porte du véhicule dans lequel j’avais fini par monter. Comme à son habitude, il se tut. Avant de retourner sur l’île de Hong Kong, il demanda à ses deux gardes du corps de prendre l’autre tout-terrain noir qui nous suivait. Ils obéirent en stationnant sur le bas-côté. Quant à Keiji, il sortit et prit le volant. 

― Ne vous inquiétez pas, je suis bon conducteur. 

― Je suis rassurée de le savoir, lui dis-je d’un ton cynique. Vous sortez toujours avec vos acolytes ? 

― Mon équipe de sécurité m’accompagne en permanence. 

Je m’abstins de lui faire remarquer que ce ne fut pas le cas le jour de notre rencontre. 

― Je suis peut-être une menace, lui lançai-je tandis qu’il me fixait dans le rétroviseur avec un regard mystérieux.

― Vous êtes en effet une menace. 

― Pourquoi donc ? m’aventurais-je à lui demander, ne comprenant pas le sens de ses mots. 

― Vous captivez mon attention. 

― Vous ne savez rien de moi. 

― Jeanne Blanchet, née à Clermont-Ferrand, âgée de vingt-cinq ans. Expatriée à Hong Kong depuis plus d’un an, après avoir été diplômée d’une école de commerce. Vous occupez un poste de chargée d’affaires de la zone Asie dans le secteur du prêt-à-porter. Vous avez une jeune sœur, Salomé, chef de projet en marketing digital et un jeune frère Antoine, adopté à l’âge de cinq ans ; vos parents Awen et Paul sont architectes. Vous aimez les dramas et les mangas. Vous parlez couramment coréen. Et vous avez une cicatrice au niveau de votre sein gauche à la suite d’une mauvaise chute lorsque vous étiez enfant. 

― Non, mais je rêve ! m’écriai-je, outrée par ses révélations.

― Je pourrais continuer avec autant de détails que je sais, mais ce ne serait pas correct de ma part. Et je ne veux pas prendre le risque de vous voir sauter du véhicule en marche, ajouta-t-il le plus calmement du monde avec un brin moqueur. 

― Vous avez enquêté sur moi. 

― Disons simplement que j’ai des relations et que j’aime savoir à qui j’ai affaire.

― Vous avez découvert et apprécié ces informations à mon sujet ? persifflai-je avec hardiesse.

― Beaucoup, me répondit-il avec un timbre rauque et me regardant à travers le rétroviseur. 

― Pourquoi vous donnez-vous autant de mal alors que vous semblez croire qu’il ne faut pas que nous nous fréquentions ? 

― Je ne vous ai pas menti en vous disant, être dangereux pour une jeune femme telle que vous. 

― Vous ne répondez pas. Pourquoi ? Aurais-je eu raison l’autre soir ? Ou alors, vous êtes de ses monstres qui se cachent sous le lit des enfants lorsqu’ils s’endorment ? 

― Vous avez de l’humour. Mais sachez que même si je ne devrais pas vous fréquenter, une multitude de raisons me pousse à aller contre cette logique prudente. 

― Ah bon ? Quelles sont-elles ? 

― La principale raison est due à votre intervention pour m’aider. Depuis, vous êtes devenue une cible. 

― Oh non, je n’en crois pas un mot. Une cible ? C’est l’excuse la plus bidon qu’on ne m’ait jamais servie. Vous pensez réellement que je nous imagine comme ces personnages d’un manga romantique à destination de femmes mûres ? 

― J’ignore de quel manga vous faites référence. Mais vous protéger est la moindre des choses que je puisse faire pour vous remercier de m’avoir sauvé la dernière fois. 

― Keiji, que faites-vous dans la vie ? questionnai-je, résignée de ne pas avoir plus de réponses détaillées. 

― Ma famille tient une affaire d’export depuis plusieurs générations.

― Dites-m’en plus sur vous, l’incitai-je à poursuivre. 

― Ma mère est japonaise. C’est ce qui explique l’origine de mon prénom comme vous l’avez remarqué à juste titre. Mon père est un local. 

― Vous savez que c’est la plus longue conversation que nous ayons eue depuis notre rencontre. Qu’est-ce qui vous a motivé à me parler de vous ? 

― Nous sommes arrivés chez vous, m’informa-t-il tandis qu’il stationnait la jeep. 

M’ouvrant la porte et m’aidant à descendre, il m’accompagna ensuite jusqu’à l’entrée. 

― Nous reverrons-nous demain ? lui demandai-je tandis que je pénétrais déjà l’immeuble où lui aussi s’engouffra sans me laisser le temps de protester. 

De guerre lasse, nous entrâmes chez moi où je découvris avec horreur mon cocon saccagé. Tremblant de peur, les larmes me montèrent aux yeux tandis que Keiji baragouinait à son téléphone portable que je ne l’avais pas vu prendre tant j’étais sous le choc. Et en une fraction de seconde ses hommes de main avaient investi les lieux. 

Ma causeuse prune avait été éventrée, mon dressing était éparpillé dans la pièce comme une tapisserie, le contenu de mes placards avait été déversé. Je remerciais Dieu d’avoir pris avec moi mon ordinateur portable. 

Keiji m’avait alors traînée jusqu’à son véhicule. L’esprit plongé dans un épais brouillard, j’ai cru comprendre qu’une partie de son escorte était restée chez moi, tandis que l’autre nous conduisait. Il me prit par l’épaule et m’attira à lui. 

― Où va-t-on ? réussis-je à articuler en sortant de ma torpeur. 

― Je suis désolé. J’aurais dû me tenir loin de vous. 

― Vous n’êtes pas responsable. Hong Kong est une grande ville, il était stupide de ma part de croire que les crapules n’y existaient pas. 

― Inutile de vous demander de ne pas vous inquiéter, n’est-ce pas ? J’aimerais cependant que vous me fassiez confiance. Vous le pourrez ? 

Il avait l’air de souffrir sincèrement de ce qui m’était arrivé et avait prononcé ces mots comme si sa vie dépendait de ce que j’allais lui répondre ; si bien que je n’eus pas le cœur à faire autrement que d’acquiescer. 

Le véhicule tout-terrain nous menait sur une petite route en haut du Peak qui domine la ville de Hong Kong et où j’étais venue à plusieurs reprises. J’avais même déjà emprunté ce chemin où d’immenses propriétés se dissimulaient derrière la végétation dense. Le véhicule s’immobilisa devant un portail automatique d’au moins trois mètres de haut qui s’ouvrait. Nous suivîmes une étroite allée boisée, débouchant sur un jardin et une maison victorienne revisitée avec une touche contemporaine que j’entrevis vaguement. Les propriétaires des lieux semblaient certes fortunés, mais il avait aussi du goût. 

Lorsqu’on m’ouvrit la portière, la bourrasque humide qui s’engouffra dans l’habitacle me fit comprendre que nous étions arrivés à destination. Comme il faisait sombre avec la pluie battante, je ne distinguais pas correctement l’endroit.


***


Me tenant toujours par l’épaule, Keiji me fit entrer dans la demeure. Son style néoclassique en faisait un bijou pour les yeux. Ses voûtes, sa façade de stuc, et sa coupole sont les vestiges d’une histoire à la croisée des cultures. Épurée et étonnamment très lumineuse, l’entrée donnait sur une vaste salle dominée par un grand escalier dans un bois noble. Le sol était en marbre blanc, et les murs peints dans un gris galet pâle. Au centre du plafond se trouvait un lustre gargantuesque sous lequel était positionné un piano noir. Le tout me parut impersonnel, dépourvu de la chaleur d’un foyer convivial. Ce sentiment faisait davantage écho avec la grisaille, dehors, et collait parfaitement au propriétaire des lieux. 

― Bonsoir, Monsieur. 

― Ashanti, veuillez conduire mademoiselle à la chambre d’ami et lui apporter des vêtements. Vous nous préparerez ensuite une collation chaude à base de ginkgo biloba. 

― Oui, Monsieur. 

Aussitôt l’employée de maison, certainement originaire des Philippines, me proposa dans un anglais approximatif, de la suivre. Longeant le couloir en haut de l’escalier, mes pieds avançaient d’eux-mêmes tant je me sentais vidée. On venait de bafouer mon intimité et je me retrouvais à arpenter la maison d’un homme plein de contradictions que je connaissais à peine. 

Ashanti m’ouvrit la porte. La chambre d’amis était dans des tons crème et bleu ciel. Le mobilier était sobre, ce qui donnait davantage d’envergure à la banquette sous la porte-fenêtre. D’un côté du lit se trouvait une porte donnant vers la salle de bain toujours aux couleurs claires, où seuls les draps de bain anthracite tranchaient. Le tout correspondait à la surface de mon studio. J’avais perdu la notion des grands espaces depuis que j’avais quitté le pavillon familial en banlieue. 

L’employée réapparut quelques instants plus tard me laissant des vêtements propres sur le banc de la coiffeuse. 

― Mademoiselle ? Excusez-moi, je vais devoir vous laisser. Si vous avez besoin de quoique ce soit, appuyez sur cet interrupteur et je reviendrais. 

― Merci. 

Entrant avec empressement dans la cabine ultradesign, les jets de la douche agirent avec un effet relaxant sur moi. Je laissais ruisseler l’eau chaude sur ma peau pendant un moment infini, si bien que j’avais fini par rougir. 

On cogna à la porte. Je sortis de la douche drapée d’une serviette de bain et me précipita vers celle-ci, trébuchant à l’instant où elle s’ouvrit sur Keiji. J’atterris dans ses bras plus virils qu’ils ne m’avaient pas paru maintenant qu’ils me retenaient solidement. Il avait troqué ses vêtements classiques pour un survêtement confortable, malheureusement toujours noir qui lui donnait un air sinistre malgré ses cheveux mouillés qui ajoutaient à son sex-appeal. 

― Je suis désolé. Je ne voulais pas entrer sans prévenir. Comme vous ne répondiez pas, j’ai cru qu’il vous était arrivé quelque chose. 

― Comme me noyer ? dis-je brusquement, soupçonneuse de la façon dont il baladait ses yeux sombres sur moi. Désolée, vous étiez juste prévenant envers moi. 

― Sans doute devrais-je revenir un peu plus tard lorsque vous en aurez terminé. 

Il me lâcha, tourna les talons et referma la porte. Je n’aimais pas voir cet homme me laisser. Je le voulais près de moi. Ce constat était sans équivoque et totalement irrationnel. Qu’avais-je donc en tête pour penser pareille chose dans une telle situation ? Je saisis les vêtements laissés par Ashanti, un pantalon en lin blanc et un haut gris taupe, un peu trop grand pour moi. Je me fondrais désormais dans le décor. 

Dehors, la pluie s’était arrêtée. Les gouttes perlaient, fugaces sur le vitrage alors que le ciel demeurait sombre et menaçant. Décidant qu’il était temps de retrouver mon hôte, j’ouvris la porte et le surpris, adossé au mur du couloir à côté de celle-ci. Portant ma main sur mon cœur avec ce soubresaut caractéristique de ce type d’instant, il tourna la tête vers moi comme interrompue dans ses pensées. Il me sourit et j’étais perdue d’émerveillement.  

― Je ne voulais pas vous effrayer. Venez. 

L’horloge du salon où nous nous trouvions affichait seize heures trente. Les canapés gris souris et le mobilier en bois massif typique des maisons asiatiques me semblaient ternes. Seul ressortait un gigantesque tableau avec plusieurs visages, dont un qui me parut familier. Une peinture de famille, je reconnaissais Keiji enfant et sans doute ses parents. Il y avait une petite fille également qui ne leur ressemblait pas. Leur joyeuse expression rompait avec la triste ambiance de la pièce. 

― Vous étiez mignons. 

Suivant mon regard vers le tableau, son visage se ferma, avais-je commis un impair ou était-ce mon imagination qui me jouait des tours ? Je n’aurais pas su le dire. À ce moment-là, l’employée était revenue pour nous servir les boissons chaudes. 

― Vous êtes en sécurité ici. 

― Merci pour votre hospitalité, mais je dois rentrer chez moi. 

― Non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Vous resterez chez moi le temps que tout est résolu, dit-il avec autorité. 

― Votre offre me touche, mais je dois remettre de l’ordre chez moi, contacter le propriétaire et faire changer les serrures après avoir déposé plainte. 

― Ne vous inquiétez pas. Vous rentrerez chez vous lorsque mes hommes auront fait le nécessaire. C’est l’histoire de quelques jours, ajouta-t-il fermement. Vous devriez également prendre vos dispositions concernant votre travail. 

― Il en est hors de question. Nous venons tout juste de convenir d’un partenariat. C’est maintenant que tout se joue. Et pourquoi êtes-vous persuadé que même au bureau on s’en prendra à moi ? lançais-je, piquée à vif par ses décisions arbitraires. 

― Mes hommes m’ont confirmé que votre studio a été le seul à avoir été visité. Ceux qui l’ont fait savaient qui viser. En l’occurrence, vous avez pour m’atteindre moi. 

― Je ne suis pas en droit d’exiger de vous des explications, ni même d’aller travailler. Cherchez-vous à diriger ma vie malgré moi ? 

En se rapprochant de moi, pour me caresser les deux bras, il ajouta :

― Non bien sûr que non. Je ne pense qu’à votre sécurité. Je peux comprendre qu’il soit frustrant pour vous que je ne vous dise rien. Cependant, croyez-moi, là encore c’est pour vous préserver. Je vous demande de m’accorder une semaine. S’il vous plaît ?

― Deux jours ! Et ce n’est pas négociable. 

― Êtes-vous aussi impitoyable en affaire ? Cinq jours. 

― Non, cela reviendrait à une semaine en tenant compte du weekend. Je maintiens deux jours, à la fin desquels je rentrerai chez moi et retrouverai mon espace de travail également. 

― D’accord. Dans ce cas, je vais devoir prendre quelques mesures.

― Quelles mesures ? 

― Nous en discuterons plus tard. Buvez. Votre infusion va refroidir. 

J’eus le sentiment de n’avoir même pas gagné cette bataille. Keiji portait bien son prénom « celui qui passe, qui écrase ». S’il n’avait été que de passage dans mon existence, comme je tentais de m’en convaincre pour ne pas m’attacher davantage. Aujourd’hui, je craignais les séquelles qu’il y laisserait s’il était amené à y rester plus longtemps.

Le silence régnait à nouveau. Je buvais patiemment mon infusion, qui, à chacune de mes gorgées, me détendait un peu plus, soupirant d’aise à la fin. Consciente de la présence de ce mirage, qui pour l’heure n’en était plus un, je relevais le regard pour le fixer droit dans les yeux. Il n’avait jamais cessé de me regarder et cherchait à me sonder à travers les miens. Si les yeux sont le miroir de l’homme, les siens étaient impénétrables ; tandis qu’à l’inverse, je me sentais comme transparente et vulnérable face à leur intensité. 

Bien qu’il me déstabilisât, je ne voulais pas signer ma reddition en me détournant. L’un de ses hommes de main, dont je compris qu’il s’appelait Han, demanda à le voir, et il s’éclipsa. Me doutant bien que cela me concernait, je voulus le suivre, mais Ashanti faisait déjà diversion en me proposant des cookies au coco. Keiji et Han avaient disparu dans l’une des pièces du rez-de-chaussée.  

Peu habituée à ne rien faire, je remontais vers la chambre d’amis pour y téléphoner.

― Bonjour, Simon. 

― Jeanne, bonjour. Tout va bien ? me questionna-t-il ; sans doute avait-il perçu la tension dans ma voix.

― Je ne suis pas dans mon assiette. Je t’appelle pour te prévenir que je serais absente deux jours. 

― Rien de grave, j’espère ? Tu n’as pas l’air de vouloir me donner des détails. 

― Non, ne t’inquiète pas. J’ai juste besoin de régler quelques petites choses. Mon studio a été saccagé, finis-je par lui avouer. 

Simon était certes mon patron, mais aussi une personne fiable et un appui pour moi à Hong Kong dans ma vie d’expatriée. Deux ans plus tôt, il s’était marié à une locale, ancienne mannequin devenue une rédactrice reconnue pour un grand magazine de mode. Ils se fréquentaient déjà à l’époque de mon premier stage et se complétaient bien. Une femme de poigne pour un homme fier. Elle était plus grande que lui, ce qui m’avait interpelée la première fois que je l’avais rencontrée. 

― Que s’est-il passé ? J’arrive tout de suite. 

― Je l’ignore encore. Inutile, je suis avec un ami qui m’aide à régler ce problème. Profite de la fin de ce weekend avec Mei Lin. Je n’hésiterais pas à revenir vers toi si besoin.

― Tu sais que tu es la bienvenue à la maison si tu veux te sentir en sécurité. De plus, je connais pas mal de monde… si je peux faire jouer des relations, tu n’as qu’à me le dire. 

― C’est gentil, merci. 

Je considérais Simon et Mei Lin comme une famille pour moi ici, et ne pas leur dire toute la vérité était pesant. Si j’avais dû choisir de m’éloigner de Keiji et de tout le mystère qui l’entourait, c’était le moment où jamais. Et je venais d’opter pour jamais. 

― Jeanne, je n’ai pas eu l’occasion de te le dire encore, mais félicitations. Le moment est certes mal choisi, mais tu as fait un excellent travail avec les Sud-Coréens. On se voit mercredi au bureau. 

― Merci, Simon. C’est grâce à ce que tu m’as appris et à l’opportunité que tu m’as donnée. Et puis, c’est un travail d’équipe. Tous étaient mobilisés. Quant à Lullaby, elle a fait du bon boulot. Elle est allée au-delà de ses fonctions d’assistante.

― Je prends note de cette information. Nous en discuterons plus tard. 

― Bonne fin de weekend. 

― À plus. 

Cet échange me rappela mon quotidien ordinaire qui tranchait brutalement avec la tournure qu’avait pris ma vie depuis Keiji. Je venais de prendre conscience de combien j’avais pu être impulsive. Poursuivre un inconnu pour une raison qui me paraît maintenant ridicule. Il me faudrait des réponses pour ne plus avoir ce sentiment d’être comme aspirée inexorablement dans une dimension parallèle. Cependant, je ne devais pas répéter la même erreur. J’allais devoir jouer finement. 

Je dressais une liste. Concentrée, je ne m’étais pas rendu compte de l’heure avancée, levant mon regard vers la fenêtre, l’obscurité avait conquis le ciel. Le second constat, que je fis, était de voir Keiji se refléter sur le vitrage, appuyé contre le chambranle de la porte, je n’avais ni entendu ni senti sa présence. Il m’observait, patient et distant. 

― Depuis quand êtes-vous là ? 

― Le repas est prêt. J’ai souhaité vous l’annoncer moi-même.

Comme à son habitude, il venait d’éluder une question. Je n’aimais pas me sentir faible, encore moins cette impression qu’il me domptait, de devoir lui obéir et me contenter de m’accoutumer à ses silences. Mais le moment n’était pas opportun pour faire des histoires. 

Je le suivis donc pour un dîner où j’aurais pu me croire seule, si le bruit des couverts ne me rappelait pas sa présence que pourtant, je ne pouvais minimiser tant mes sens étaient en alerte. 

La salle à manger était dominée d’une longue table de banquet en bois noble d’Asie du Sud-Est avec des chaises massives et sculptées, au-dessus de laquelle étaient suspendus trois lustres. Les murs et le linge de table étaient dans les mêmes tons sobres que les autres pièces de la  

maison. Dans un coin de la pièce, un bonsaï touffu était posé sur un meuble du même style que les chaises. 

Keiji, avec une posture charismatique, s’installa en bout de table et moi à côté de lui, là où étaient disposés sur des sets en bambou, deux tasses d’eau tiède, nos bols de soupe miso, nos petits plats et nos baguettes devant un assortiment de mets composés de sashimis, de riz blanc, de sauce de soja, d’un mélange de légumes et de tofu à la sauce piquante, de brochettes à la poudre de gingembre. C’était un dîner bien trop copieux. 

― Simon, c’est votre patron, n’est-ce pas ? Une question qui sonnait davantage comme une affirmation à son intonation. 

Oh non, il était là depuis l’échange téléphonique. Je vivais une intrusion de plus. Relâchant mes couverts, reculant ma chaise brusquement, je quittais la salle à manger sans état d’âme. 

Je remontais les escaliers deux à deux avec colère, saisi mes affaires dans la chambre d’amis et fit le chemin inverse en direction de la porte d’entrée, cette fois. 

― Que faites-vous ? dit-il en me saisissant le bras au passage alors qu’il s’était lancé à ma suite. 

― Je rentre chez moi. 

― Pourquoi ? demanda-t-il de son regard presque aussi furieux que démuni. 

― Je ne suis pas votre prisonnière. Je n’aime pas qu’on m’épie. 

― Est-ce parce que j’ai entendu votre conversation avec Simon ? 

― Oui et un tas d’autres choses. 

― Lesquelles ? 

― Vous vous êtes octroyé un droit d’ingérence sur ma vie. Je ne vous appartiens pas. Vous êtes un inconnu pour moi. Vous avez un passif bien complexe et chargé de secrets qui m’impactent. Si vous ne pouvez me dire pourquoi, je suis en droit alors de revenir à la banalité de ma vie. 

Exaspérée, mes paroles résonnèrent. 

Je pris mon portable pour appeler Simon. Le dernier numéro sur mon historique. Il serait en mesure de venir me chercher et de m’offrir le gîte. Puis, dans le cours normal des évènements, je ferai ce que quiconque aurait normalement fait à ma place, à savoir aller à la police.

Sans me laisser le temps de mettre à exécution mon geste, il me plaqua au mur, impassible. 

― Je n’ai pas peur de vous, Monsieur Chang, lançai-je le regard courroucé. 

― Je n’en attendais pas moins de vous. Cependant, je me suis promis de vous rendre votre vie, une fois que je pourrais m’assurer que vous serez en sécurité. C’est ma dette envers vous. Et vous ne ferez rien pour m’empêcher de faire ce qui doit être fait. Sachez-le ! déclara-t-il en perdant son sang-froid.

À cet instant, je m’étais évanouie.


- Fin du chapitre - 


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Embrasser nos Différences
Chapitre 2

Me réveillant en sursaut, je saisis ma montre posée sur mon chevet qui affichait huit heures du matin, soit à peine quatre heures de sommeil. Je finis par me lever pour me préparer un verre d’eau tiède avec du jus de citron.

Le dimanche, ne me rendant pas au sport, j’en profitais pour sortir. Aujourd’hui, cette journée me paraissait particulièrement morose, rien ne me tentait. Je consultais mes réseaux sociaux, confortablement assise sur ma causeuse. En lisant un article de ma revue sur les relations amoureuses, je réalisais comme à chaque fois combien je pouvais être frustrée de n’avoir jamais eu un réel coup de cœur pour un homme. Non pas que ce soit une nécessité, mais je me demandais souvent ce qui pouvait bien clocher chez moi. 

En même temps, se mettre en couple en Asie, c’est la garantie d’avoir des cheveux blancs. La jeune femme asiatique est mise sur un piédestal par son petit-ami : il la porte sur son dos, fait ses lacets, la protège de la pluie… Un vrai sketch ! C’en est presque ridicule parfois. Si la femme subit la pression de l’image et de devoir faire un mariage avantageux, l’homme, quant à lui, porte sur ses épaules la charge de la réussite sociale ; et plus tard, la charge de ramener de l’argent à la maison. 

Cette culture est assez paradoxale, car la femme est perçue comme un être délicat qu’il faut protéger. En réalité, elle est aux commandes du foyer et de la gestion du budget. À la gent masculine, on leur inculque de rester impassibles même face aux débordements émotionnels. Les femmes n’hésiteraient pas à se crêper le chignon en public, tandis que les hommes subissent leur existence en apparence. Je ne dirais pas non plus que ce sont des victimes de la vie. Après tout leur sport favori à part travailler, c’est souvent de mener une double vie. 

Pour toutes ces raisons qu’ils se marient tardivement, et sont prêts à sacrifier la parentalité. 

Ne souhaitant pas m’attarder une énième fois sur ce choc culturel, j’eus soudainement envie d’aller m’aérer l’esprit dans un café de Kowloon qui donne vue sur la baie de l’île de Hong Kong. En quelques minutes, j’étais prête. La météo avait annoncé une averse un peu plus tard dans la journée, c’est pourquoi ne sachant pas quand j’allais rentrer, j’avais chaussé mes bottes de pluie bleues à fleurs roses. 

Par réflexe en quittant mon immeuble, je regardais si le véhicule était là, mais à ma plus grande déception elle n’y était pas. Mes écouteurs bien en place sur les oreilles, j’écoutais les titres mélancoliques d’une compositrice new-yorkaise glamour qui s’inspirait des années 60, suivies des musiques d’un groupe de rock britannique originaire du quartier de Camberwell à Londres, tout au long du trajet pour remédier aux abîmes de mes états d’âme. 

Après avoir passé commande, je m’étais installée sur la terrasse panoramique pour profiter de la chaude matinée, en enfilant mes lunettes de soleil. Si la pluie était prévue, pour l’heure, le soleil était au zénith. Une tache noire s’installa en face de moi, me coupant la vue sur la jonque qui arpentait la baie. Furieuse et distinguant mal le visage de celui qui s’invitait à ma table, je retirais mes écouteurs et changeais ma position pour éviter le contre-jour. 

― Bonjour. 

Cette voix ne m’était plus inconnue. 

― Keiji ? 

― Je peux me joindre à vous ? 

Sans me laisser le temps de lui répondre, il se pencha, approcha mon avant-bras en direction de ses lèvres et pris une bouchée de mon cheese-cake aux fruits rouges. Un geste intime qui me laissa pantoise. 

― Je ne veux pas vous voir, mentis-je pour me redonner contenance. 

― Je ne vous imaginais pas vivre comme une vraie hongkongaise, dit-il en baissant le regard sur mes bottes. 

J’avais appris à mes dépens que la saison des pluies pouvait transformer certaines rues en rivière, surtout lorsqu’elles étaient en pente. 

Sans relever, je remis mes écouteurs avec le volume à fond au point d’en avoir presque des bourdonnements d’oreilles. Il me fixait avec un regard pénétrant de reptile qui jouait avec sa proie avant de fondre sournoisement sur cette dernière. Constatant que je ne cédai pas, il se pencha à nouveau pour me prendre mon gobelet des mains, objet que j’avais positionné comme une sorte de protection contre ce prédateur. 

S’il voulait jouer, il allait être seul. En me levant brusquement, prête à partir, il me prit le poignet d’un geste qui me parut comme l’intrusion de trop. Il ne pouvait pas apparaître et disparaître de ma vie comme bon lui semblait, ni même décider à ma place et encore moins ne rien me dévoiler de lui. Je lui retirai le gobelet qu’il venait de me retirer, pour le lui verser dessus. Il sourit, me rendit ma liberté et me laissa m’éloigner. Tandis que je marchais, le tout-terrain m’avait rattrapé, adaptant sa vitesse à mon allure.

― C’est une manie chez vous de me suivre ! criai-je. 

― Vous me devez des frais de pressing, me dit-il calmement à travers la vitre arrière baissée. 

― Comme ça, nous sommes quittes. 

― Montez. 

― Non merci. 

― Il va pleuvoir. 

Relevant les yeux, je voyais des nuages qui s’étaient amoncelés dans le ciel. L’averse à venir ne présageait rien de bon. Malgré tout, je refusais ce constat, en secouant énergiquement la tête comme une gamine, la mine boudeuse. 

Je sentais l’intensité de son regard vers moi, que même l’averse n’estompa pas. Je n’aurais pas su dire s’il avait quelque chose de mordant ou de sournois. Très vite trempée, je me débattais à essayer d’ouvrir mon parapluie. Et d’un coup, j’étais à l’abri. Il était sorti du véhicule et tenait un parapluie noir au-dessus de nous. 

― Merci. 

― Mettre des bottes était une bonne idée, en revanche votre chemisier blanc c’est tout à fait autre chose. Êtes-vous inconsciente de votre charme ? poursuivit-il en me passant une veste noire. 

Cette question résonna dans mon cerveau et le mit sur pause. Il trouvait que j’avais du charme. Je lui plaisais au moins un peu. À peine une cinquantaine d’heures que nous nous étions rencontrés, je me sentais comme une adolescente énamourée. Son compliment révélait un attachement que j’avais jusqu’ici sous-estimé. 

― Est-ce pour cela que vous êtes revenu vers moi ? 

― Ici n’est ni le lieu ni le moment d’en discuter. Laissez-moi vous raccompagner. 

Il m’ouvrit la porte du véhicule dans lequel j’avais fini par monter. Comme à son habitude, il se tut. Avant de retourner sur l’île de Hong Kong, il demanda à ses deux gardes du corps de prendre l’autre tout-terrain noir qui nous suivait. Ils obéirent en stationnant sur le bas-côté. Quant à Keiji, il sortit et prit le volant. 

― Ne vous inquiétez pas, je suis bon conducteur. 

― Je suis rassurée de le savoir, lui dis-je d’un ton cynique. Vous sortez toujours avec vos acolytes ? 

― Mon équipe de sécurité m’accompagne en permanence. 

Je m’abstins de lui faire remarquer que ce ne fut pas le cas le jour de notre rencontre. 

― Je suis peut-être une menace, lui lançai-je tandis qu’il me fixait dans le rétroviseur avec un regard mystérieux.

― Vous êtes en effet une menace. 

― Pourquoi donc ? m’aventurais-je à lui demander, ne comprenant pas le sens de ses mots. 

― Vous captivez mon attention. 

― Vous ne savez rien de moi. 

― Jeanne Blanchet, née à Clermont-Ferrand, âgée de vingt-cinq ans. Expatriée à Hong Kong depuis plus d’un an, après avoir été diplômée d’une école de commerce. Vous occupez un poste de chargée d’affaires de la zone Asie dans le secteur du prêt-à-porter. Vous avez une jeune sœur, Salomé, chef de projet en marketing digital et un jeune frère Antoine, adopté à l’âge de cinq ans ; vos parents Awen et Paul sont architectes. Vous aimez les dramas et les mangas. Vous parlez couramment coréen. Et vous avez une cicatrice au niveau de votre sein gauche à la suite d’une mauvaise chute lorsque vous étiez enfant. 

― Non, mais je rêve ! m’écriai-je, outrée par ses révélations.

― Je pourrais continuer avec autant de détails que je sais, mais ce ne serait pas correct de ma part. Et je ne veux pas prendre le risque de vous voir sauter du véhicule en marche, ajouta-t-il le plus calmement du monde avec un brin moqueur. 

― Vous avez enquêté sur moi. 

― Disons simplement que j’ai des relations et que j’aime savoir à qui j’ai affaire.

― Vous avez découvert et apprécié ces informations à mon sujet ? persifflai-je avec hardiesse.

― Beaucoup, me répondit-il avec un timbre rauque et me regardant à travers le rétroviseur. 

― Pourquoi vous donnez-vous autant de mal alors que vous semblez croire qu’il ne faut pas que nous nous fréquentions ? 

― Je ne vous ai pas menti en vous disant, être dangereux pour une jeune femme telle que vous. 

― Vous ne répondez pas. Pourquoi ? Aurais-je eu raison l’autre soir ? Ou alors, vous êtes de ses monstres qui se cachent sous le lit des enfants lorsqu’ils s’endorment ? 

― Vous avez de l’humour. Mais sachez que même si je ne devrais pas vous fréquenter, une multitude de raisons me pousse à aller contre cette logique prudente. 

― Ah bon ? Quelles sont-elles ? 

― La principale raison est due à votre intervention pour m’aider. Depuis, vous êtes devenue une cible. 

― Oh non, je n’en crois pas un mot. Une cible ? C’est l’excuse la plus bidon qu’on ne m’ait jamais servie. Vous pensez réellement que je nous imagine comme ces personnages d’un manga romantique à destination de femmes mûres ? 

― J’ignore de quel manga vous faites référence. Mais vous protéger est la moindre des choses que je puisse faire pour vous remercier de m’avoir sauvé la dernière fois. 

― Keiji, que faites-vous dans la vie ? questionnai-je, résignée de ne pas avoir plus de réponses détaillées. 

― Ma famille tient une affaire d’export depuis plusieurs générations.

― Dites-m’en plus sur vous, l’incitai-je à poursuivre. 

― Ma mère est japonaise. C’est ce qui explique l’origine de mon prénom comme vous l’avez remarqué à juste titre. Mon père est un local. 

― Vous savez que c’est la plus longue conversation que nous ayons eue depuis notre rencontre. Qu’est-ce qui vous a motivé à me parler de vous ? 

― Nous sommes arrivés chez vous, m’informa-t-il tandis qu’il stationnait la jeep. 

M’ouvrant la porte et m’aidant à descendre, il m’accompagna ensuite jusqu’à l’entrée. 

― Nous reverrons-nous demain ? lui demandai-je tandis que je pénétrais déjà l’immeuble où lui aussi s’engouffra sans me laisser le temps de protester. 

De guerre lasse, nous entrâmes chez moi où je découvris avec horreur mon cocon saccagé. Tremblant de peur, les larmes me montèrent aux yeux tandis que Keiji baragouinait à son téléphone portable que je ne l’avais pas vu prendre tant j’étais sous le choc. Et en une fraction de seconde ses hommes de main avaient investi les lieux. 

Ma causeuse prune avait été éventrée, mon dressing était éparpillé dans la pièce comme une tapisserie, le contenu de mes placards avait été déversé. Je remerciais Dieu d’avoir pris avec moi mon ordinateur portable. 

Keiji m’avait alors traînée jusqu’à son véhicule. L’esprit plongé dans un épais brouillard, j’ai cru comprendre qu’une partie de son escorte était restée chez moi, tandis que l’autre nous conduisait. Il me prit par l’épaule et m’attira à lui. 

― Où va-t-on ? réussis-je à articuler en sortant de ma torpeur. 

― Je suis désolé. J’aurais dû me tenir loin de vous. 

― Vous n’êtes pas responsable. Hong Kong est une grande ville, il était stupide de ma part de croire que les crapules n’y existaient pas. 

― Inutile de vous demander de ne pas vous inquiéter, n’est-ce pas ? J’aimerais cependant que vous me fassiez confiance. Vous le pourrez ? 

Il avait l’air de souffrir sincèrement de ce qui m’était arrivé et avait prononcé ces mots comme si sa vie dépendait de ce que j’allais lui répondre ; si bien que je n’eus pas le cœur à faire autrement que d’acquiescer. 

Le véhicule tout-terrain nous menait sur une petite route en haut du Peak qui domine la ville de Hong Kong et où j’étais venue à plusieurs reprises. J’avais même déjà emprunté ce chemin où d’immenses propriétés se dissimulaient derrière la végétation dense. Le véhicule s’immobilisa devant un portail automatique d’au moins trois mètres de haut qui s’ouvrait. Nous suivîmes une étroite allée boisée, débouchant sur un jardin et une maison victorienne revisitée avec une touche contemporaine que j’entrevis vaguement. Les propriétaires des lieux semblaient certes fortunés, mais il avait aussi du goût. 

Lorsqu’on m’ouvrit la portière, la bourrasque humide qui s’engouffra dans l’habitacle me fit comprendre que nous étions arrivés à destination. Comme il faisait sombre avec la pluie battante, je ne distinguais pas correctement l’endroit.


***


Me tenant toujours par l’épaule, Keiji me fit entrer dans la demeure. Son style néoclassique en faisait un bijou pour les yeux. Ses voûtes, sa façade de stuc, et sa coupole sont les vestiges d’une histoire à la croisée des cultures. Épurée et étonnamment très lumineuse, l’entrée donnait sur une vaste salle dominée par un grand escalier dans un bois noble. Le sol était en marbre blanc, et les murs peints dans un gris galet pâle. Au centre du plafond se trouvait un lustre gargantuesque sous lequel était positionné un piano noir. Le tout me parut impersonnel, dépourvu de la chaleur d’un foyer convivial. Ce sentiment faisait davantage écho avec la grisaille, dehors, et collait parfaitement au propriétaire des lieux. 

― Bonsoir, Monsieur. 

― Ashanti, veuillez conduire mademoiselle à la chambre d’ami et lui apporter des vêtements. Vous nous préparerez ensuite une collation chaude à base de ginkgo biloba. 

― Oui, Monsieur. 

Aussitôt l’employée de maison, certainement originaire des Philippines, me proposa dans un anglais approximatif, de la suivre. Longeant le couloir en haut de l’escalier, mes pieds avançaient d’eux-mêmes tant je me sentais vidée. On venait de bafouer mon intimité et je me retrouvais à arpenter la maison d’un homme plein de contradictions que je connaissais à peine. 

Ashanti m’ouvrit la porte. La chambre d’amis était dans des tons crème et bleu ciel. Le mobilier était sobre, ce qui donnait davantage d’envergure à la banquette sous la porte-fenêtre. D’un côté du lit se trouvait une porte donnant vers la salle de bain toujours aux couleurs claires, où seuls les draps de bain anthracite tranchaient. Le tout correspondait à la surface de mon studio. J’avais perdu la notion des grands espaces depuis que j’avais quitté le pavillon familial en banlieue. 

L’employée réapparut quelques instants plus tard me laissant des vêtements propres sur le banc de la coiffeuse. 

― Mademoiselle ? Excusez-moi, je vais devoir vous laisser. Si vous avez besoin de quoique ce soit, appuyez sur cet interrupteur et je reviendrais. 

― Merci. 

Entrant avec empressement dans la cabine ultradesign, les jets de la douche agirent avec un effet relaxant sur moi. Je laissais ruisseler l’eau chaude sur ma peau pendant un moment infini, si bien que j’avais fini par rougir. 

On cogna à la porte. Je sortis de la douche drapée d’une serviette de bain et me précipita vers celle-ci, trébuchant à l’instant où elle s’ouvrit sur Keiji. J’atterris dans ses bras plus virils qu’ils ne m’avaient pas paru maintenant qu’ils me retenaient solidement. Il avait troqué ses vêtements classiques pour un survêtement confortable, malheureusement toujours noir qui lui donnait un air sinistre malgré ses cheveux mouillés qui ajoutaient à son sex-appeal. 

― Je suis désolé. Je ne voulais pas entrer sans prévenir. Comme vous ne répondiez pas, j’ai cru qu’il vous était arrivé quelque chose. 

― Comme me noyer ? dis-je brusquement, soupçonneuse de la façon dont il baladait ses yeux sombres sur moi. Désolée, vous étiez juste prévenant envers moi. 

― Sans doute devrais-je revenir un peu plus tard lorsque vous en aurez terminé. 

Il me lâcha, tourna les talons et referma la porte. Je n’aimais pas voir cet homme me laisser. Je le voulais près de moi. Ce constat était sans équivoque et totalement irrationnel. Qu’avais-je donc en tête pour penser pareille chose dans une telle situation ? Je saisis les vêtements laissés par Ashanti, un pantalon en lin blanc et un haut gris taupe, un peu trop grand pour moi. Je me fondrais désormais dans le décor. 

Dehors, la pluie s’était arrêtée. Les gouttes perlaient, fugaces sur le vitrage alors que le ciel demeurait sombre et menaçant. Décidant qu’il était temps de retrouver mon hôte, j’ouvris la porte et le surpris, adossé au mur du couloir à côté de celle-ci. Portant ma main sur mon cœur avec ce soubresaut caractéristique de ce type d’instant, il tourna la tête vers moi comme interrompue dans ses pensées. Il me sourit et j’étais perdue d’émerveillement.  

― Je ne voulais pas vous effrayer. Venez. 

L’horloge du salon où nous nous trouvions affichait seize heures trente. Les canapés gris souris et le mobilier en bois massif typique des maisons asiatiques me semblaient ternes. Seul ressortait un gigantesque tableau avec plusieurs visages, dont un qui me parut familier. Une peinture de famille, je reconnaissais Keiji enfant et sans doute ses parents. Il y avait une petite fille également qui ne leur ressemblait pas. Leur joyeuse expression rompait avec la triste ambiance de la pièce. 

― Vous étiez mignons. 

Suivant mon regard vers le tableau, son visage se ferma, avais-je commis un impair ou était-ce mon imagination qui me jouait des tours ? Je n’aurais pas su le dire. À ce moment-là, l’employée était revenue pour nous servir les boissons chaudes. 

― Vous êtes en sécurité ici. 

― Merci pour votre hospitalité, mais je dois rentrer chez moi. 

― Non, je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Vous resterez chez moi le temps que tout est résolu, dit-il avec autorité. 

― Votre offre me touche, mais je dois remettre de l’ordre chez moi, contacter le propriétaire et faire changer les serrures après avoir déposé plainte. 

― Ne vous inquiétez pas. Vous rentrerez chez vous lorsque mes hommes auront fait le nécessaire. C’est l’histoire de quelques jours, ajouta-t-il fermement. Vous devriez également prendre vos dispositions concernant votre travail. 

― Il en est hors de question. Nous venons tout juste de convenir d’un partenariat. C’est maintenant que tout se joue. Et pourquoi êtes-vous persuadé que même au bureau on s’en prendra à moi ? lançais-je, piquée à vif par ses décisions arbitraires. 

― Mes hommes m’ont confirmé que votre studio a été le seul à avoir été visité. Ceux qui l’ont fait savaient qui viser. En l’occurrence, vous avez pour m’atteindre moi. 

― Je ne suis pas en droit d’exiger de vous des explications, ni même d’aller travailler. Cherchez-vous à diriger ma vie malgré moi ? 

En se rapprochant de moi, pour me caresser les deux bras, il ajouta :

― Non bien sûr que non. Je ne pense qu’à votre sécurité. Je peux comprendre qu’il soit frustrant pour vous que je ne vous dise rien. Cependant, croyez-moi, là encore c’est pour vous préserver. Je vous demande de m’accorder une semaine. S’il vous plaît ?

― Deux jours ! Et ce n’est pas négociable. 

― Êtes-vous aussi impitoyable en affaire ? Cinq jours. 

― Non, cela reviendrait à une semaine en tenant compte du weekend. Je maintiens deux jours, à la fin desquels je rentrerai chez moi et retrouverai mon espace de travail également. 

― D’accord. Dans ce cas, je vais devoir prendre quelques mesures.

― Quelles mesures ? 

― Nous en discuterons plus tard. Buvez. Votre infusion va refroidir. 

J’eus le sentiment de n’avoir même pas gagné cette bataille. Keiji portait bien son prénom « celui qui passe, qui écrase ». S’il n’avait été que de passage dans mon existence, comme je tentais de m’en convaincre pour ne pas m’attacher davantage. Aujourd’hui, je craignais les séquelles qu’il y laisserait s’il était amené à y rester plus longtemps.

Le silence régnait à nouveau. Je buvais patiemment mon infusion, qui, à chacune de mes gorgées, me détendait un peu plus, soupirant d’aise à la fin. Consciente de la présence de ce mirage, qui pour l’heure n’en était plus un, je relevais le regard pour le fixer droit dans les yeux. Il n’avait jamais cessé de me regarder et cherchait à me sonder à travers les miens. Si les yeux sont le miroir de l’homme, les siens étaient impénétrables ; tandis qu’à l’inverse, je me sentais comme transparente et vulnérable face à leur intensité. 

Bien qu’il me déstabilisât, je ne voulais pas signer ma reddition en me détournant. L’un de ses hommes de main, dont je compris qu’il s’appelait Han, demanda à le voir, et il s’éclipsa. Me doutant bien que cela me concernait, je voulus le suivre, mais Ashanti faisait déjà diversion en me proposant des cookies au coco. Keiji et Han avaient disparu dans l’une des pièces du rez-de-chaussée.  

Peu habituée à ne rien faire, je remontais vers la chambre d’amis pour y téléphoner.

― Bonjour, Simon. 

― Jeanne, bonjour. Tout va bien ? me questionna-t-il ; sans doute avait-il perçu la tension dans ma voix.

― Je ne suis pas dans mon assiette. Je t’appelle pour te prévenir que je serais absente deux jours. 

― Rien de grave, j’espère ? Tu n’as pas l’air de vouloir me donner des détails. 

― Non, ne t’inquiète pas. J’ai juste besoin de régler quelques petites choses. Mon studio a été saccagé, finis-je par lui avouer. 

Simon était certes mon patron, mais aussi une personne fiable et un appui pour moi à Hong Kong dans ma vie d’expatriée. Deux ans plus tôt, il s’était marié à une locale, ancienne mannequin devenue une rédactrice reconnue pour un grand magazine de mode. Ils se fréquentaient déjà à l’époque de mon premier stage et se complétaient bien. Une femme de poigne pour un homme fier. Elle était plus grande que lui, ce qui m’avait interpelée la première fois que je l’avais rencontrée. 

― Que s’est-il passé ? J’arrive tout de suite. 

― Je l’ignore encore. Inutile, je suis avec un ami qui m’aide à régler ce problème. Profite de la fin de ce weekend avec Mei Lin. Je n’hésiterais pas à revenir vers toi si besoin.

― Tu sais que tu es la bienvenue à la maison si tu veux te sentir en sécurité. De plus, je connais pas mal de monde… si je peux faire jouer des relations, tu n’as qu’à me le dire. 

― C’est gentil, merci. 

Je considérais Simon et Mei Lin comme une famille pour moi ici, et ne pas leur dire toute la vérité était pesant. Si j’avais dû choisir de m’éloigner de Keiji et de tout le mystère qui l’entourait, c’était le moment où jamais. Et je venais d’opter pour jamais. 

― Jeanne, je n’ai pas eu l’occasion de te le dire encore, mais félicitations. Le moment est certes mal choisi, mais tu as fait un excellent travail avec les Sud-Coréens. On se voit mercredi au bureau. 

― Merci, Simon. C’est grâce à ce que tu m’as appris et à l’opportunité que tu m’as donnée. Et puis, c’est un travail d’équipe. Tous étaient mobilisés. Quant à Lullaby, elle a fait du bon boulot. Elle est allée au-delà de ses fonctions d’assistante.

― Je prends note de cette information. Nous en discuterons plus tard. 

― Bonne fin de weekend. 

― À plus. 

Cet échange me rappela mon quotidien ordinaire qui tranchait brutalement avec la tournure qu’avait pris ma vie depuis Keiji. Je venais de prendre conscience de combien j’avais pu être impulsive. Poursuivre un inconnu pour une raison qui me paraît maintenant ridicule. Il me faudrait des réponses pour ne plus avoir ce sentiment d’être comme aspirée inexorablement dans une dimension parallèle. Cependant, je ne devais pas répéter la même erreur. J’allais devoir jouer finement. 

Je dressais une liste. Concentrée, je ne m’étais pas rendu compte de l’heure avancée, levant mon regard vers la fenêtre, l’obscurité avait conquis le ciel. Le second constat, que je fis, était de voir Keiji se refléter sur le vitrage, appuyé contre le chambranle de la porte, je n’avais ni entendu ni senti sa présence. Il m’observait, patient et distant. 

― Depuis quand êtes-vous là ? 

― Le repas est prêt. J’ai souhaité vous l’annoncer moi-même.

Comme à son habitude, il venait d’éluder une question. Je n’aimais pas me sentir faible, encore moins cette impression qu’il me domptait, de devoir lui obéir et me contenter de m’accoutumer à ses silences. Mais le moment n’était pas opportun pour faire des histoires. 

Je le suivis donc pour un dîner où j’aurais pu me croire seule, si le bruit des couverts ne me rappelait pas sa présence que pourtant, je ne pouvais minimiser tant mes sens étaient en alerte. 

La salle à manger était dominée d’une longue table de banquet en bois noble d’Asie du Sud-Est avec des chaises massives et sculptées, au-dessus de laquelle étaient suspendus trois lustres. Les murs et le linge de table étaient dans les mêmes tons sobres que les autres pièces de la  

maison. Dans un coin de la pièce, un bonsaï touffu était posé sur un meuble du même style que les chaises. 

Keiji, avec une posture charismatique, s’installa en bout de table et moi à côté de lui, là où étaient disposés sur des sets en bambou, deux tasses d’eau tiède, nos bols de soupe miso, nos petits plats et nos baguettes devant un assortiment de mets composés de sashimis, de riz blanc, de sauce de soja, d’un mélange de légumes et de tofu à la sauce piquante, de brochettes à la poudre de gingembre. C’était un dîner bien trop copieux. 

― Simon, c’est votre patron, n’est-ce pas ? Une question qui sonnait davantage comme une affirmation à son intonation. 

Oh non, il était là depuis l’échange téléphonique. Je vivais une intrusion de plus. Relâchant mes couverts, reculant ma chaise brusquement, je quittais la salle à manger sans état d’âme. 

Je remontais les escaliers deux à deux avec colère, saisi mes affaires dans la chambre d’amis et fit le chemin inverse en direction de la porte d’entrée, cette fois. 

― Que faites-vous ? dit-il en me saisissant le bras au passage alors qu’il s’était lancé à ma suite. 

― Je rentre chez moi. 

― Pourquoi ? demanda-t-il de son regard presque aussi furieux que démuni. 

― Je ne suis pas votre prisonnière. Je n’aime pas qu’on m’épie. 

― Est-ce parce que j’ai entendu votre conversation avec Simon ? 

― Oui et un tas d’autres choses. 

― Lesquelles ? 

― Vous vous êtes octroyé un droit d’ingérence sur ma vie. Je ne vous appartiens pas. Vous êtes un inconnu pour moi. Vous avez un passif bien complexe et chargé de secrets qui m’impactent. Si vous ne pouvez me dire pourquoi, je suis en droit alors de revenir à la banalité de ma vie. 

Exaspérée, mes paroles résonnèrent. 

Je pris mon portable pour appeler Simon. Le dernier numéro sur mon historique. Il serait en mesure de venir me chercher et de m’offrir le gîte. Puis, dans le cours normal des évènements, je ferai ce que quiconque aurait normalement fait à ma place, à savoir aller à la police.

Sans me laisser le temps de mettre à exécution mon geste, il me plaqua au mur, impassible. 

― Je n’ai pas peur de vous, Monsieur Chang, lançai-je le regard courroucé. 

― Je n’en attendais pas moins de vous. Cependant, je me suis promis de vous rendre votre vie, une fois que je pourrais m’assurer que vous serez en sécurité. C’est ma dette envers vous. Et vous ne ferez rien pour m’empêcher de faire ce qui doit être fait. Sachez-le ! déclara-t-il en perdant son sang-froid.

À cet instant, je m’étais évanouie.


- Fin du chapitre - 


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Embrasser nos Différences
Chapitre 1

Ce matin-là, je me réveillais avec ce sentiment d’accomplissement. Comme chaque fois, je m’émerveillais devant la ville à mes pieds. Mon studio, au dernier étage d’un immeuble du quartier de Wan Chai, sur l’île de Hong Kong, me coûtait une fortune pour sa surface minuscule. Mais, j’avais eu un coup de cœur pour la terrasse sur le toit, auquel le propriétaire me donnait accès. 


J’y avais installé une modeste table en teck et un parasol mauve. Ce qui me permettait, tous les matins, de prendre mon petit déjeuner dès six heures, enveloppée des bruits de la ville qui ne s’éteignaient quasiment jamais. 

Après ce moment privilégié avec une vue imprenable sur la ville, je démarrais mes journées par une séance de fitness dans un centre à  

proximité, avant d’entamer ma journée en tant que chargée d’affaires pour le compte d’une entreprise de prêt-à-porter. 


Ce jour-là, je me sentais particulièrement en veine et de bonne humeur ; prête à négocier ce contrat de partenariat pour développer une nouvelle enseigne à Séoul. Depuis ma prise de poste dans l’entreprise, je suivais ce dossier. Et après une année, je concrétisais enfin cette opportunité, heureuse des nombreux déplacements professionnels qui en découleraient encore, car j’aimais voyager en Asie. 


Je ne pouvais rêver mieux pour terminer ma semaine et m’offrir l’occasion de sortir et de fêter le premier pas de cette réussite professionnelle dans un club privé ce soir. Mais avant d’enflammer la piste de danse, je me félicitais d’avoir eu le temps de préparer ma présentation, pour mon rendez-vous de quinze heures trente cet après-midi.


Un gobelet de Mocha blanc de ma franchise préférée de café, à la main, le nez dans mon dossier pour une dernière relecture, je pris le métro pour Kowloon Bay. 

Sorti de nulle part, on me heurta ; le contenu de mon gobelet éclaboussa mon blazer bleu et s’étala aussi sur mon document. 

Deux hommes coursaient celui qui venait de rompre la magie de ma belle matinée. Remerciant le ciel de porter mes tennis, je me mis à mon tour à courir après l’auteur du crime, pour me faire rembourser les frais du pressing. 


Les gens nous regardaient ahuris. Je rattrapais l’homme, tandis que nous distancions les deux autres de plus en plus. Finalement à bout de souffle, je coupais par une ruelle transversale pour le devancer. Lorsqu’enfin je le vis arriver toujours poursuivi, sans savoir pourquoi, je lui mis mon béret parisien sur la tête, l’attirai vers moi et feintai de l’embrasser en l’enlaçant. Cette position m’avait permise d’apercevoir une partie de son tatouage au niveau de sa nuque. Il y avait des griffes et des écailles qui semblaient se prolonger dans son dos. Certainement un immense dragon. Finalement, les deux hommes s’éloignèrent sans faire attention à notre couple improvisé. 


De notre proximité, je retenais de cet inconnu, ce beau visage asiatique qui prenait des teintes blafardes au fil des secondes, jusqu’au moment où il s’écroula sur moi. Me voilà désormais dans de beaux draps, à tenter tant bien que mal de le soutenir et de l’aider à se ressaisir.

Lorsqu’il revint à lui, j’avais réussi à le traîner dans une arrière-cour avec une petite fontaine autour de laquelle flottait du linge de maison d’un blanc immaculé qui détonnait au milieu des immeubles tapissés des moteurs de climatisation rouillés. 


Il se mit à me fixer d’un regard glacial, des gouttes perlaient sur ses tempes dures après avoir utilisé l’eau encore fraîche pour le ramener à ses sens. Au moment où je m’apprêtais à les essuyer, il arrêta mon bras de sa main froide. J’ignorais ce qui me surprit le plus à cet instant entre son geste brusque et la brûlure ressentie à mon poignet qu’il tenait fermement ; peut-être était-ce même dû à ses yeux noirs rivés aux miens. 

Quelques secondes s’écoulèrent, peut-être même des minutes sans qu’il ne dise mot. C’était donc à ce sentiment que faisait référence l’expression « le temps s’était suspendu ». Je décidais donc de le sonder, en lui arguant que je l’avais poursuivi afin de me faire payer le pressing après qu’il m’ait bousculée et faite renverser mon Mocha sur mon blazer. Pour appuyer mes mots, je descendis mon regard vers mes vêtements, et je remarquai avec horreur du sang provenant de ses côtes. 

Confuse, je me levais d’un bond pour saisir un des linges de maison étendus au soleil, un gémissement de douleur souffla de ses lèvres. Je revins vers lui et pressai le tissu qui se teinta de rouge tout comme l’étaient mes vêtements. Je m’affolai, saisis mon téléphone prêt à appeler les urgences. Ce qu’il m’empêcha de faire fermement. 

― Vous vous videz de votre sang. Je dois appeler les secours. 

Ce furent les premières paroles que j’arrivais à articuler en recouvrant mon sang-froid. 

― Non ! s’écria-t-il d’une voix de ténor empreinte de douleur. 

― Je ne suis pas médecin et donc pas en mesure de vous aider. 

Voyant qu’il ne céderait pas et après réflexion, je consultai ma montre en une fraction de seconde, puis finis par appeler un taxi. J’avais dressé un plan irrationnel, mais simple, dans mon cerveau : passer dans une pharmacie et le conduire chez moi. Avec un peu de chance, nous arriverions peut-être à échapper au trafic de l’heure de table. 

Quelques minutes plus tard, la voiture arriva à l’endroit indiqué, le chauffeur me regardait méfiant, argumenta son refus et changea d’avis face à la carte Gold que je lui montrais. Il m’aida à monter le blessé à l’arrière et brûla quelques priorités tandis que je le hélai. 

Durant le trajet, l’inconnu avait perdu connaissance à plusieurs reprises ; quant au chauffeur, je n’avais pas cessé de lui montrer l’appât du gain, son silence et sa coopération contre une coquette somme d’argent qu’il m’obligea à lui retirer en espèce en profitant de notre arrêt à la pharmacie. 

Lorsqu’enfin il nous déposa en bas de chez moi, je sortis du véhicule et tentai vainement de soutenir l’inconnu un bras hissé sur mes épaules, tandis que je composais le code d’accès de mon immeuble. Me diriger vers l’ascenseur fut aussi fastidieux que de le placer dans un angle mort, ne permettant pas à la caméra de sécurité d’apercevoir ce qui n’allait pas. À ma porte d’entrée, je me mis à pester contre les doubles portes asiatiques. Les clés m’échappèrent des mains à trois reprises et l’inconnu se cogna la tête simultanément à chaque fois. 

Lorsque je réussis enfin à pénétrer dans mon studio, traînant l’inconnu sur l’unique fauteuil dont je disposais, une causeuse prune et qui à elle seule, pourrait remplir l’espace de mon studio, si je n’avais pas savamment disposé mon lit, ma petite table et créé un dressing sur mesure pour optimiser le rangement. 

Je fonçai vers ma petite salle de bain et fis couler l’eau chaude de la douche à l’italienne aux carreaux anthracite parsemés de motifs sablés. Je revins vers l’homme et le dévêtis fascinée par son corps d’albâtre. Je découvrais désormais son tatouage que j’avais aperçu plus tôt. J’avais eu raison. C’était un immense dragon noir et rouge qui s’enroulait autour de lui depuis son torse jusque dans son dos, s’étalant de sa nuque jusqu’à sous son sous-vêtement. L’heure n’était pas à l’admiration. Pourtant, c’était une œuvre saisissante à laquelle son corps faisait honneur. Une fois laissé pour seul vêtement son boxer, je le mis sous la douche brûlante avec autant de difficulté que pour le ramener chez moi et le déshabiller. Sur son entaille, je vidai le désinfectant. Saisi à vif, il se cambra légèrement. 

« Désolée », fut le seul mot qui m’échappa en bredouillant sous son regard inquisiteur.

Une fois l’opération de la douche menée à bien, il avait quelque peu repris ses esprits, tandis que je m’improvisais infirmière. Une fois, j’avais bien vu ma cousine panser une fillette qui s’était entaillé la main. Le résultat ne fut pas aussi impeccable, mais au moins la blessure était sous contrôle.

Réalisant après l’avoir couché sur mon lit qu’il n’avait pas d’autres vêtements. Je décidai de mettre ses affaires à laver, d’aller acheter des vêtements de rechange et du porridge. 

― Je reviens dans quelques minutes, lui lançai-je par-dessus mon épaule. 

Il s’était endormi et il me fallait me passer d’autres vêtements que ceux trempés et rougis que je portais. 

L’épicerie d’en bas ne proposant pas de porridge, j’achetai un plat plus consistant à base de viande rouge baignant dans une sauce aux haricots. En remontant la ruelle vers chez moi, irritée, je me demandai pourquoi avoir acheté tant de choses dont une brosse à dents, comme si l’inconnu allait rester chez moi plusieurs jours. Je finis par me dire que peut-être une fois rentrée, il se serait enfui, comme un ninja disparaît dans la nuit et cette idée me fit sourire. Sur le trajet du retour, je me repassais la scène lorsqu’il m’avait bousculé venu de nulle part, tout vêtu de noir avec cet air sombre et insaisissable. À bien y réfléchir c’était un stéréotype des films d’action devant lesquels je m’extasiais enfant.

Je me surpris à inspirer profondément devant ma porte avant de la déverrouiller, constatant avec soulagement qu’elle était encore à clé, signe qu’il était toujours à l’intérieur. 

― C’est idiot, pourquoi serais-je soulagée qu’il reste, me surpris-je à penser tout haut en français, alors que mes paquets m’échappèrent des mains lorsqu’il me plaqua violemment au mur comme si j’étais une menace. 

Lisant la peur dans mes yeux, ou sans doute était-ce de la stupeur, car à bien réfléchir il ne m’effrayait pas, il me relâcha. 

― Au moins vous avez recouvré vos forces, dis-je plus sèchement que je ne l’aurais souhaité et toujours médusée par son geste.

― Excusez-moi, dit-il, penaud. 

Sa voix était si mélodieuse que je me détournais rapidement de lui pour reprendre mes paquets, frôlant sa peau au passage, pleinement consciente de sa semi-nudité. 

― Je vous ai pris de quoi vous restaurer et vous habiller aussi. Je pense que la taille devrait vous aller. Comment vous sentez-vous ? demandai-je posément.

― Vous n’avez pas peur de moi ? 

― Je devrais ? rétorquais-je en continuant à m’activer pour rester le plus loin possible de son attraction. 

― Vous ramenez souvent chez vous des inconnus blessés ? 

― Non. C’est une première. D’ailleurs, comment avez-vous été blessé ? Et qui étaient ces hommes qui vous poursuivaient ? 

― Vous posez toujours autant de questions ? C’est une manie chez vous les Français ? 

― Comment savez-vous que je suis française ? rétorquais-je offusquée. 

― Vos livres disséminés un peu partout dans la pièce sont majoritairement en français. 

― Je vous trouve bien loquace pour un blessé qui n’a pas encore répondu à mes questions. Essayez-vous de noyer le poisson ? 

Il se tut, empoignant les vêtements que j’avais posés sur le fauteuil pour lui. Il se changea tandis que je réchauffai son repas. Posant les yeux sur ma montre, je me mis à pester, m’activant de plus belle. Après avoir dressé la table pour lui, je fonçai vers mon dressing, puis vers la salle de bain. Machinalement, je repris le cours de ma journée et saisis mes affaires, avec cette urgence d’aller au bureau finaliser mon dossier de présentation. Il me regarda faire sans dire un mot, ce qui me figea au moment où je m’apprêtai à partir, réalisant l’absurdité de la scène. 

― J’ignore si à mon retour vous serez toujours là ou si vous aurez disparu, mais je dois partir. Pendant que j’étais sortie, j’ai échangé avec une de mes connaissances pour déterminer la gravité de votre entaille. Elle m’a rassurée. Je pense donc que rien ne vous retient. Quant à vos vêtements, ils sont dans le sèche-linge. 

Je ne lui laissai pas le temps de répondre, convaincue que c’était mieux ainsi. Tout au long du trajet, mon dossier me parut terne comparé à l’aventure que je venais de vivre. Je me connaissais un brin décalé, mais je ne me serais jamais crue capable de donner de l’importance aux mirages, et encore moins d’être attirée par le danger. Il émanait de lui un passif trop lourd et obscur, ce qui, ajouté à son physique, avait réveillé quelque chose en moi dont j’ignorais l’existence jusqu’ici et que j’aurais préféré ne pas ressentir. 


***


Au bureau, je m’étais parée de mon plus beau sourire, prête à conquérir le monde, comme si rien ne s’était passé. J’avais évité les questions de mes paires sur les raisons de mon retard. Je finissais tout juste les derniers préparatifs sous l’œil inquisiteur de mon patron, devenu mon mentor et un bon ami, lorsque Lullaby, notre assistante nous annonça l’arrivée de nos futurs partenaires. 

Professionnelle dans ma présentation, persuasive dans mon argumentation, je flairais que les négociations allaient se concrétiser. Aucun faux pas n’était permis. J’avais passé ces huit dernières années à apprendre et à ficeler mes compétences. L’Asie n’était pas toujours tendre avec les jeunes expatriées tant sur le plan personnel que professionnel. J’ai eu la chance de rencontrer Simon. Et aujourd’hui c’était parfait pour le remercier de son aide en déployant avec talent ce qu’il m’avait enseigné pour réussir à conclure ce partenariat. 

Nos conseillers juridiques étant présents, les contrats se signèrent rapidement. Nos partenaires avaient été séduits par les marges proposées tout en nous alignant sur les prix appliqués à Séoul. De plus, le plan de développement à cinq ans tenait la route. Quant à notre accompagnement, tant pour les produits que pour la partie commerciale, tout était garant de notre bon positionnement sur le marché pour gagner à terme, le titre de référent.  

L’accord prévoyait que je parte pour Séoul environ quatre fois par an. Le prochain rendez-vous aurait lieu là-bas, sur l’un des sites retenus dans une galerie commerciale, pour ouvrir notre première boutique, avant d’ouvrir ensuite à Gangnam notre Flagship.

Dans ce monde masculin des affaires, j’avais réussi à imposer respect et reconnaissance, et comme souvent après un succès, nous allâmes tous dîner dans un restaurant en haut de l’IFC, avant de finir par une séance karaoké pour fêter l’évènement. 

Un des juristes coréens s’approcha pour entamer la discussion sur un groupe tendance de chanteuses coréennes prétextant qu’il en était fan, et que j’avais fait honneur à leur chanson en l’interprétant dans un coréen parfait et dans le rythme. Il me proposa de sortir dans un des clubs de Central précisant qu’il avait eu l’occasion d’y venir occasionnellement lors de voyages d’affaires. Il était charmant et je m’étais réveillée ce matin, persuadée qu’aller danser ce soir était la meilleure chose qui puisse m’arriver.

Cependant, après la journée que je venais de passer, je prétextais être fatiguée et devoir rentrer. Par ailleurs, j’avais respecté les règles de bienséance en buvant ce qu’on me servait tout en tenant correctement mon verre lorsqu’il s’agissait d’un aîné, et traînant tardivement.

Le juriste se montra persistant, Simon intervint me précisant qu’il attendait de moi le lendemain que je sois tôt au bureau bien que l’on soit samedi. Je profitais donc de l’occasion pour m’éclipser avec un clin d’œil pour le remercier de me sauver la mise. 

― Vous êtes un patron qui frise la tyrannie ! s’exclama le juriste avec amusement, ce qui fit sourire Simon. 

Tandis que le taxi me ramenait chez moi, j’envoyais un texto à Simon pour le remercier, auquel il répondit qu’il voudrait un jour savoir ce qui m’était arrivé. Il n’avait jamais été un patron contraignant ; bien au contraire, il transpirait l’esprit d’entrepreneur et m’avait accordé la possibilité d’aménager mes heures de travail comme bon me semblait, et ce depuis la première fois où il m’avait accueillie comme simple stagiaire, sept ans plus tôt. 

Je ne lui promis rien d’autre, lui affirmant que peu importait ce qui pouvait se passer, les résultats de mon travail seraient toujours à la hauteur de ses exigences. 

Dans l’ascenseur, l’appréhension noua mon ventre graduellement, ne sachant pas si mon mirage du jour serait encore là. Une partie de moi l’espérait. Non, c’est mon être tout entier qui le voulait. Malheureusement, quelle ne fut pas ma déception en retrouvant mon cocon dans le noir le plus complet, sans aucun bruit et sans aucune trace du passage de cet inconnu dans ma vie. 

Je pris une douche pour me purifier de cette journée, priant pour le sortir de moi par chacun de mes pores. Rien n’y fit. Peu après, une tasse de thé à la main, je me rendis sur la terrasse. Ce lieu avait le don magique de m’apaiser. La ville, qui était la spirale à mes pieds, aspirait mes soucis et ses lumières qui dansaient à son tempo, gonflait ma fierté. À cet instant, j’aurais aimé que mes proches ressentent ma profonde reconnaissance. C’était grâce à eux que j’avais pu m’épanouir professionnellement tout en vivant à l’autre bout du monde sans leur présence réconfortante. J’avais besoin de parler à ma mère, mais épuisée et incapable de défaire les nœuds de mon cerveau, je décidais d’aller me coucher. 


***


Samedi matin, revigorée par une bonne nuit de sommeil sans rêves, je me préparais pour suivre ma routine matinale. Un bon petit déjeuner suivi d’une bonne heure de sport. Forte de mon succès de la veille, une séance en institut de beauté s’imposait ainsi qu’un après-midi shopping. Habituée à faire cavalière seule, je me surpris à contacter des amis que j’avais rencontrés sept ans plus tôt, dans un club branché du quartier de Central, et avec qui j’avais gardé des relations. Si je n’avais pas pu aller danser hier soir, ce soir je comptais bien y remédier. 

J’aimais les journées bien remplies. La seule ombre au tableau était de m’attendre à être bousculée à nouveau. Plus les heures avançaient, plus mon malaise grandissait. Je me sentais devenir paranoïaque avec cette impression d’avoir été suivie depuis que j’avais quitté mon domicile plus tôt. Plus vigilante que de coutume, je tournais la tête en tous sens avant de laisser tomber, n’ayant rien vu qui sorte de l’ordinaire. 

Les sacs pleins les bras, je m’accordais une pause chez mon glacier favori situé à Central. En y arrivant, je butais nez à nez avec le juriste coréen, l’air éberlué. Il me proposa gentiment de prendre une glace ensemble. L’échange fut moins pressant que la veille, sans doute avait-il compris que je n’étais pas intéressée.

― Où avez-vous appris le coréen ? 

― J’ai étudié un peu plus d’un an à Séoul à l’université de Sungkyunkwan. 

― Vraiment ? Le choix de cette université a-t-il été influencé par le Drama éponyme ?

― Je ne nierai pas avoir été portée par la Hallyu, mais j’y ai étudié parce que mon école parisienne proposait des échanges avec la plus vieille université de Corée du Sud. 


Mon parcours avait suscité son intérêt et nous discutâmes de tout comme de bons vieux amis l’auraient fait autour d’un café ; mais en l’occurrence ce n’était pas le cas. Il voulait davantage et s’était lancé dans un jeu de séduction. Je l’avais compris lorsqu’il avait fini par me demander quel était mon groupe sanguin. Un sujet anodin pour les Occidentaux, mais une question cruciale en Asie. Selon la réponse, on pouvait même choisir de ne pas vous fréquenter. 

Une aubaine que je ne sois pas intéressée. Monsieur Song avait bien des avantages à son actif, auxquels bon nombre de demoiselles ne devaient pas être insensibles. Moi-même j’y aurais succombé si je n’avais pas vu mon mirage comme j’aimais à le nommer intérieurement. Ça sonnait mieux que d’y penser comme un simple inconnu, car si cela avait été le cas, il ne m’aurait pas tant bouleversée.

Distraite, il était temps de prendre congé. Je savais, par expérience, que les Coréens aimaient se montrer galants, mais en tant que jeune femme indépendante, j’insistais pour régler la note ; lui offrant l’opportunité de me convier un autre jour, lorsque je serai de passage à Séoul. Ce qui le ravit. Ne pas être intéressée ne signifiait pas se fermer des portes. 

En sortant du glacier, furtivement j’aperçus celui qui me hantait depuis la veille. Fugace dans un véhicule tout-terrain noir aux vitres teintées, dont il remontait celle à l’arrière où il était. Confuse, je ne voulais pas croire que ce fut le fruit de mon imagination. Les questions restées sans réponse se bousculaient dans ma tête. 


La réalité me rattrapait. 


Mon brusque changement ne dut pas échapper non plus à Monsieur Song à qui je fis de brefs adieux avant de me diriger d’un pas vif vers le véhicule noir tandis que celui-ci démarrait précipitamment, manquant de heurter la foule coutumière à cette heure. 

Mon égo piqué à vif, je pris le métro de mauvaise humeur, m’entrechoquant au milieu des gens. 

Chez moi, je me débarrassais de mes sacs sans ne plus porter la moindre attention à ce qui m’avait satisfait lors de mes essayages. 

Il était temps pour moi de parler à quelqu’un, de n’importe quoi. Je décidais de faire une visioconférence avec ma mère, sachant parfaitement que j’allais tout lui déballer sans gagner son approbation et consciente qu’elle serait inquiète. Au lieu de l’avoir à l’autre bout de la webcam, c’est à ma sœur et à son ami d’enfance, Ilan que je fis face. Finalement, au lieu de parler de moi, je pris de leurs nouvelles. J’avais été si peu présente ces dernières années que je n’avais pas réalisé à quel point ils avaient tous les deux changé. 


***


À nouveau apaisée et prête à faire la fête, je retrouvais mes amis au club. En véritable habituée des lieux, l’équipe me salua et le barman me servit un Malibu à l’ananas dont il savait que j’en raffolais.  

Sept ans plus tôt lorsque je venais danser, je carburais à l’eau ce qui me fit sourire rétrospectivement. Ce fut avec une pointe de nostalgie que je discutais avec mes amis. Eux aussi avaient bien changé depuis. Chacun travaillait et certains étaient même en couple désormais. Nous nous remémorions comment je les avais abordés la première fois. Ce qui me valut de piquer un fard en repensant au baiser laissé au coin des lèvres de l’un d’eux. 

― Je regrette que nous ne puissions pas nous voir aussi souvent qu’avant. Maintenant que je travaille dans un hôtel, j’ai peu de temps libre à accorder à ma vie personnelle, regrettait Tse, comme nous l’appelions par son nom de famille. 

― C’est vrai. Avant nous allumions le dancefloor, aujourd’hui nous squattons le bar. Si nous devions nous retrouver aussi souvent ici qu’avant, nous épuiserions leur stock de Malibu et de Tequila, lançai-je l’air malicieux. 

Je me souvenais de lui comme le pitre du groupe, extraverti avec beaucoup d’humour, il était même celui qui avait encouragé son ami à flirter avec moi après l’épisode du baiser. Il était le plus mignon de ce petit groupe composé d’un chanteur de hard rock et de ses trois acolytes, d’un fils à papa du genre sympathique, ainsi que de mon coup de cœur de l’époque, plutôt intellectuel. 

J’avais toujours admiré les tenues des filles dont ils s’entouraient. Elles portaient des robes aussi moulantes que courtes. L’une d’elles, une sino-néo-zélandaise, faisait déjà partie du cercle et allait dire oui à notre chanteur. Elle aussi était une expatriée. Marie avait rencontré Bull, comme on le surnommait, à Londres, alors qu’ils étudiaient le stylisme dans la même école. 

― Jeanne, il y a un homme près de l’entrée qui ne cesse de t’observer depuis un moment. Me fit remarquer Marie. Tu le connais ? 

― Non, répondis-je un brin mal à l’aise. 

― Tu lui as sans doute tapé dans l’œil. Après tout, tu as troqué tes tennis et des jeans d’avant contre une tenue plus féminine.

― C’est vrai que tu es en beauté ce soir, siffla Chun, l’intellectuel. Cette jupe Tutu assortie à ce chemisier à manches papillons et tes bottines à talon mettent en valeur ta fine silhouette. 

― Merci du compliment, répondis-je avec un clin d’œil, me remémorant ce qui m’avait tant plu chez lui. Chun dégageait depuis la première fois l’élégance et la discrétion. Mais aujourd’hui la magie de son charme n’opérait plus sur moi et je respectais la nouvelle relation qu’il construisait avec Fei, la nouvelle venue qu’il avait rencontrée à un rendez-vous arrangé. J’espérais néanmoins ne pas avoir éveillé sa jalousie. 

Du coin de l’œil, je regardais furtivement l’homme proche de l’entrée qui n’avait pas bougé d’un pouce et qui continuait à me fixer. De plus en plus mal à l’aise, je devenais maladroite, renversant un shoot de tequila sur ma jupe. Depuis hier, c’était devenu monnaie courante. Agacée, je décidais de m’éloigner de toute substance liquide tout en me rendant aux toilettes où je dus attendre mon tour dans une file d’attente interminable typique des boîtes de nuit asiatiques. Les filles là-bas avaient l’habitude de papoter tout en se remaquillant avec tant de produits, que je me demandais comment ils pouvaient tenir dans une aussi petite pochette, à l’instar du sac de notre ange gardien de la série française que je regardais, enfant. 

Je me fis la remarque, aussi belles soient-elles ce soir, demain matin au réveil, elles seraient tellement différentes. Ce qui pourrait en surprendre plus d’un, selon les anecdotes que j’avais pu entendre de mes amis en Asie. Une fois, l’un d’eux avait demandé à sa petite amie de se maquiller avant qu’il n’ait le temps de se réveiller tant sans son maquillage elle paraissait quelconque à ses yeux. Ce que j’avais qualifié de méchant et superficiel, mais avais fini par comprendre pourquoi. 

Je n’avais jamais su me mettre en valeur avant de rencontrer mon amie coréenne, Soo Hae. Elle m’avait tout appris sur les bases du maquillage. Malgré tout, je n’en portais que très légèrement les rares fois où je me sentais d’humeur.

En me redirigeant près du bar, là où se trouvaient mes amis, j’aperçus que l’homme semblait s’être déplacé pour me suivre. Cette fois c’en était trop. Je tournais les talons vers lui d’un pas décidé. Une fois devant cet homme approchant de la quarantaine, il me tendit une carte de visite. 

― Je suis ici pour vous attendre et reste prêt à partir dès que vous le serez. 

― De quoi me parlez-vous ? dis-je interloquée. 

― Monsieur m’a demandé de vous conduire à lui dès que vous en auriez terminé. 

― Pardon ? Je crois que vous faites erreur. Je ne vous connais pas ni même celui que vous appelez Monsieur. Merci de vous en aller et de me laisser tranquille. 

Sur ces mots prononcés, je doutais au fond de moi qu’il s’agissait d’un homme de main de mon mirage de la veille. Je trouvais profondément irrespectueux qu’il ne vienne pas lui-même me parler. Quant à l’homme, il me fixa longuement avant de s’éloigner pour téléphoner. 

J’avais besoin de danser. C’était bien l’une des activités qui avaient le pouvoir de me libérer de tous sentiments à l’instar du shopping. Habituellement, je serais allée sur le bar pour danser, mais à cause de ma jupe, cela n’aurait pas été judicieux. Alors que je me mouvais, l’exubérance de la nuit prit le dessus jusqu’à ce que j’oublie ce qui venait de se passer. 

Libérée, je retournais vers mes amis, prêts à rentrer chez eux. Je n’avais pas réalisé que les heures s’étaient écoulées si rapidement. 

― Jeanne, tu n’as pas perdu ton déhanché. 

― Merci, Tse, je pratique dans mon sommeil. 

Ma réplique le fit sourire. 

― Je te raccompagne ? 

― Tu es galant… mais je crois pouvoir me trouver un taxi. Puis je ne vis pas à Kowloon contrairement à toi. 

― C’est vrai. D’ailleurs, je serais ravi de venir nous faire un barbecue sur ta terrasse un de ces jours. 

― Tu seras toujours le bienvenu, mon pote ! Surtout si tu ramènes tes célèbres grillades, j’en salive déjà. 

― C’est noté ma belle. Rentre bien, me dit-il alors que nous débouchions sur la ruelle dans la fraîcheur matinale, qui tranchait avec l’ambiance étouffante du club que nous venions de quitter. 

Tse monta en voiture avec Chun puisque ce dernier devait déposer Fei chez elle ; son domicile étant à deux rues de là où vivait le premier. 

Tour à tour, mes amis s’étaient proposés de me raccompagner ou d’attendre avec moi un taxi ; mais je leur avais répondu que ce serait rapide et qu’avec tant d’animation je ne risquais rien. D’ailleurs, je ne m’étais jamais aussi sentie en sécurité qu’en Asie ; sauf peut-être à Pékin où avec une amie française nous avions été suivies par un maniaque. 


***


Tandis que je m’avançais en patientant, la ronde des taxis défilait pour en trouver un de disponible. Un homme basané s’approcha alors de moi. Il empestait l’alcool et voulait que je le suive. Je tentais de l’ignorer, mais il m’empoigna le poignet afin que je lui fasse face. Devant mon refus, il insista et renforça sa prise, enfonçant ses doigts dans ma chair. 

Sorti de nulle part, mon mirage s’interposa. Deux hommes traînèrent le trouble-fête, loin de nous. Il me poussa gentiment vers un véhicule tout-terrain noir, et m’ouvrit la porte. 

Le danger qui émanait de lui était différent de celui que dégageait l’Africain. 

― Vous avez l’air d’attirer les ennuis.

― Vous êtes aussi porteur de problèmes ? 

― Encore une question.

― Elles sont toutes restées sans réponses, répondis-je le cœur battant jusque dans mes tempes et la gorge nouée. 

― Je suis désolé. Et je tenais à vous remercier de m’avoir secouru hier. 

Il me fixait impénétrable, causant ma chute inexorable. Je devais me méfier de lui, mais il me bouleversait, et déstabilisait ainsi mon univers. Au moment où je me sentais suffoquer, les deux hommes qui l’accompagnaient, dont l’un était celui qui m’avait observée à l’intérieur du club, prirent place à l’avant du véhicule qui se mit à vrombir. 

Avec lui à côté de moi sans me parler, l’habitacle me paraissait trop étroit, j’avais besoin d’air et ce fut avec soulagement que quelques minutes plus tard, le tout-terrain s’immobilisa en bas de mon immeuble.

― Je monte avec mademoiselle et vous rappelle une fois que j’en aurais fini. Vous pouvez disposer.  

J’attendais que la peur me fasse réagir. Rien. Mes forces m’avaient abandonnée et je ne protestais pas de lui donner une nouvelle fois l’accès à chez moi. Cependant, pour ne pas me retrouver dans la même situation que lorsque nous roulions, je lui proposais de m’attendre sur la terrasse, lui offrant une tasse de thé qu’il refusa poliment. 

Refermant la porte derrière moi, j’inspirais profondément et me mis à la recherche d’une tenue cocooning. Mon legging gris et ma tunique ample à manches longues parme feraient l’affaire. Je le rejoignis après une douche, espérant avoir été rapide pour ne pas être déçue qu’il ait disparu à nouveau.

En ouvrant la porte qui donnait sur la terrasse, je le vis debout droit et impassible, me fixant comme s’il n’avait cessé de regarder la porte depuis que je l’avais fermée quelques minutes plus tôt. 

― J’aurais pu vous laisser là, à attendre dans le froid, vous savez ? 

― Je n’ai jamais douté que vous reviendriez. 

― Vous pensez me connaître déjà en me catégorisant comme une personne prévisible ? 

― Non. Loin de moi cette idée. Vous m’avez prouvé hier que vous étiez inattendue en m’aidant à me tirer de la situation délicate dans laquelle j’étais. 

― Comment va votre blessure ? 

― Jeanne ? Je peux vous appeler ainsi ? 

― C’est un dialogue de sourds dans lequel vous éludez mes questions ? 

― Je ne sais pas quoi vous répondre. 

Une barrière venait de tomber avec ce simple aveu. 

― Commencez par le début. Eh oui, vous pouvez m’appeler Jeanne. Quant à moi, comment dois-je vous appeler monsieur Chang ? Keiji ? dis-je en regardant la carte de visite remise par son homme de main et en frissonnant après avoir prononcé son prénom. 

― Keiji, répondit-il simplement, mon intonation suave ne lui ayant pas échappé. 

― Alors Keiji, pourquoi êtes-vous là ? 

― Je vous l’ai dit. Pour vous remercier et aussi pour m’excuser. 

― Vous voulez me remercier pour hier ? Et vous excusez d’être parti sans rien dire ou de m’avoir suivie aujourd’hui ? 

― Tout à la fois. Mais c’est vous qui m’aviez laissé hier. 

― J’avais un rendez-vous important et vous alliez mieux, esquivai-je, me remémorant la vigueur avec laquelle il m’avait plaquée contre le mur, et la chaleur qui irradiait de mes poignets depuis. 

― Je comprends. 

― Qui étaient ces deux hommes qui vous poursuivaient hier ? 

― Je vous ai dit tout ce que vous êtes en mesure de savoir.

― Nous sommes à Hong Kong. Vous êtes vêtu tout en noir, et je parie que c’est l’unique couleur présente dans votre dressing. Vous roulez dans un véhicule tout-terrain noir aussi. C’est un modèle confortable et pratique. De plus, vous avez des gardes du corps, qui au passage, n’étaient pas là hier. J’en déduis donc que vous êtes soit un mafieux, ce qui irait à votre prénom d’origine japonaise ; soit vous êtes un homme fortuné. Dans les deux cas, vous vous considérez comme quelqu’un de dangereux pour moi puisque comme vous l’avez mentionné plus tôt, j’attire les ennuis.    

― Vous débordez d’imagination ou alors vous avez un sens crédible de l’observation. 

― Mais vous n’infirmerez ni ne confirmerez aucune de mes deux hypothèses n’est-ce pas ? Je sais déjà tout ce que j’ai à savoir, repris-je faussement vexée. Vous avez fait votre devoir envers votre conscience, nous n’avons donc plus rien à nous dire. 

― Il vaudrait mieux pour vous en effet que nous ne nous revoyions jamais. Croyez-moi, finit-il par me susurrer à l’oreille alors qu’il  

s’était rapproché, ce qui me fit frémir jusqu’à la racine de mes cheveux. 

Sa proximité rendait l’atmosphère chargée de tension. Il émanait de nous une attraction sensuelle. Avec cette prise de conscience, je ressentis instantanément des papillons au ventre. 

― Et si je voulais vous revoir ? 

― Même ma carte de visite ne vous serait d’aucune utilité. 

― Que voulez-vous dire ? Et pourquoi me l’avoir donnée dans ce cas ?

― Bonne nuit, Jeanne. 


L’entendre m’appeler ainsi de sa voix rauque ne me surprit pas, mais me fit tressaillir. 

Sur ces mots, il posa un délicat baiser sur mon front et s’éloigna. Mes jambes ne semblèrent m’obéir que longtemps après, alors que l’ascenseur était déjà au troisième, mon studio se trouvant au onzième. 

J’attendis quelques minutes, avec un regain d’espoir lorsque l’ascenseur se mit à remonter, pour finalement s’ouvrir face à moi avec mon voisin de palier qui me salua. C’était un barman d’un pub pas très loin d’ici. 

Lui retournant son salut, je m’engouffrai chez moi, déçue. À l’intérieur, toutes les lumières étaient éteintes. Je me laissai tomber sur mon lit et m’endormis. À plusieurs reprises, j’eus l’impression de n’être pas seule chez moi avant de me réveiller en sueur. Je venais de faire un cauchemar dans lequel j’étais retenue prisonnière dans un entrepôt, ligotée et battue. 


- Fin du chapitre - 


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Embrasser nos Différences
Chapitre 3

Je me réveillais dans un lit qui n’était pas le mien. Un jeu d’ombre et de lumière dansait au plafond. Je revenais à moi. Les souvenirs se bousculaient dans ma tête, réveillant une migraine lancinante. À mon chevet, l’homme qui venait de chambouler ma vie était là et se réveilla au froissement des draps alors que je tentais de m’asseoir. 

― Vous ne devriez pas vous lever tout de suite. Comment vous sentez-vous ? m’interrogea-t-il sincèrement concerné. 

Comme je restais muette à le fixer le regard vide, il s’inquiéta. Venant brusquement à moi, il posa sa main gauche sur mon front. Elle était fraîche, ce qui me fit du bien. Je clignais des paupières. Je n’émettais aucun son malgré son insistance. Je voulais le punir sans trop savoir pourquoi ou au contraire, pour tous les motifs qui m’avaient amenée à lui. Il finit par approcher de moi. Il appuya son front contre le mien, chuchotant tout près de mes lèvres, me suppliant de lui répondre. 

― J’ai la migraine. Vous voulez bien me passer mon sac et me donner un verre d’eau s’il vous plaît ? 

Il s’exécuta et je pris un comprimé antidouleur. 


― Je ne vous retiens pas malgré vous… Je vous promets de tout vous dire. Mais pas maintenant. 

Éprouvée, je me rendormis. 

À l’aube, j’entendais des voix parlant à voix basse. Je me concentrais pour les distinguer. Il s’agissait d’Ashanti et d’une autre voix féminine. 

― Monsieur a ramené cette étrangère hier après-midi, dit Ashanti. 

― Que se passera-t-il si Mademoiselle l’apprend ? 

― Ce ne sont pas nos affaires, nous ne devons pas nous en mêler.

― Mais tu sais qu’elle nous a demandé de lui dire tout ce qui est inhabituel. Elle sera folle de rage si elle apprend que nous ne lui disons pas tout. 

― Peut-être, mais c’est Monsieur qui nous paie jusqu’ici. 

― Qu’en est-il de Monsieur et Madame Chang ? Quand reviennent-ils du Japon ? 

― La semaine prochaine. 

― Eux non plus n’apprécieront pas la présence de cette femme ici. 

― Monsieur nous a précisé qu’elle s’en irait mercredi matin. 

Les deux commères s’arrêtèrent de parler à l’approche de bruits de pas, me laissant avec davantage d’interrogations. Elles avaient mentionné les parents de Keiji, mais aussi celle d’une autre femme. Je me demandais bien qui elle était pour surveiller la demeure.

Les pas s’étaient arrêtés à ma hauteur. La même main fraîche d’hier se posa sur mon front. Je ne voulais pas ouvrir les yeux et profiter de cette sensation qu’elle me procurait. Juste encore un peu. Un téléphone se mit à vibrer ; sans doute le sien, car il retira brusquement sa main. J’ouvris les yeux. Il me tournait le dos et discutait. 

― Cherchez à gagner du temps. 

La conversation prit fin sur cette unique phrase prononcée. Et il se retourna vers moi. 

― Bonjour. Préparez-vous, dit-il d’un air contrit en me tendant mes vêtements de la veille qui avaient été lavés, séchés et repassés. 

Je m’exécutais dès qu’il eut quitté la chambre. 

Quelques minutes plus tard, je l’avais rejoint près de l’entrée. 

― Nous prendrons le petit déjeuner dehors, me dit-il en me pressant. 

Rapidement nous étions dans le véhicule et quittions la demeure. Tout était allé si vite que je n’avais pas le temps d’observer les détails dehors. 

Le véhicule s’immobilisa près du centre commercial du Peak où nous prîmes un petit déjeuner à la hâte.

― Nous allons tenter de ne pas interrompre votre routine. Han vous accompagnera au centre de fitness. J’ai un rendez-vous. Il vous conduira à moi plus tard. 

― Je ne peux toujours pas rentrer chez moi ?

― Ne vous inquiétez pas, dès que ce sera possible, vous pourrez. 

― Vos parents sont-ils revenus plus tôt que prévu ? lançai-je malgré moi, sans comprendre d’où me venait cette idée. 

― Comment le… ? n’eut-il pas le temps de finir. 

Nous étions interrompus par Han. 

― Monsieur, Monsieur Chang est là. 

― Je croyais t’avoir demandé de gagner du temps ? Suivez le programme comme convenu avec Mademoiselle Blanchet. 

― Il sait que vous n’êtes pas seul. Il veut la rencontrer. 

Après quelques secondes de réflexion, il me regarda l’air perplexe. 

― Mon père est un homme d’affaires intimidant, ne vous inquiétez pas de ce qu’il pourrait dire. Je vous demande d’avoir confiance en moi. 

― Ma présence près de vous n’est pas souhaitée n’est-ce pas ? 

― Vous n’êtes pas une priorité pour moi actuellement. Le reste n’est qu’un dommage collatéral. 

Tendue, je le suivis jusqu’à une berline noire. Un vieil homme aux cheveux poivre-sel portant un costume et une écharpe blanche sortit par la porte qu’on lui tenait ouvert. Bien qu’il ne soit pas très grand comparé à son fils, son aura en imposait. Keiji tenait de lui à bien des égards. 

L’homme m’examina de haut en bas, sondant mes courbes d’un œil appréciateur et malsain qui me perturba. 

― Est-ce à cela que tu occupes ton temps Keiji ? dit l’homme à la voix bourrue. 

― Monsieur, je vous présente Mademoiselle Blanchet, dit Keiji, s’adressant à cet homme qui partageait son sang, comme à un étranger.

― J’ai entendu parler de vous Mademoiselle. 

― Bonjour, Monsieur Chang, dis-je intimidée. 

Mais la main de Keiji au creux du bas de mon dos me redonna du courage. 

― Je vous suis reconnaissant de l’aide que vous avez apportée à mon fils, Mademoiselle. Combien vaut ma reconnaissance pour vous ? 

J’étais éberluée, il venait de monnayer. 

― Monsieur ! La voix de Keiji résonnait d’amertume. 

― J’ignore dans quel monde vous vivez Monsieur, mais l’aide lorsqu’elle est donnée n’exige aucunement une récompense pécuniaire. Là d’où je viens, on appelle ça faire une bonne action sans rien attendre en retour, coupais-je Keiji, calmement. 

― Vous me semblez être une jeune personne intelligente. Vous saurez faire le bon choix au bon moment. Voici ma carte. Mon offre n’est pas éternelle…

― Je ne veux rien ni de vous ni de votre fils. Vous pouvez garder votre carte. Elle n’est pas une garantie bancaire ni même un laissez-passer pour la première place au paradis. Même l’argent ne protège pas une vie.

Sur cette phrase, je regardais Keiji et m’adressais à lui.

― Vous ne me devez rien. Je pense qu’il est mieux finalement que vous préserviez le mystère. Ainsi, je pourrais continuer à vous considérer comme un mirage. Au revoir. 

Lui donnant juste un sourire malgré mon âme qui saignait, je tournais les talons pour récupérer mes affaires dans le véhicule tout-terrain afin de rentrer chez moi. L’humiliation venait de balayer toute curiosité. Mais forte de mes valeurs, j’y survivrais bien. 

Je m’apprêtais à prendre le train pour redescendre du Peak, lorsque Han me rattrapa. 

― Monsieur tient à honorer sa parole. Je dois m’assurer de votre sécurité jusqu’à mercredi. 

― Han ? Je peux vous appeler ainsi ? 

― Oui, Mademoiselle. 

― Vous pouvez retourner auprès de Keiji. Je saurais me débrouiller. 

― Non, Mademoiselle, je resterai.


Voyant qu’il était inutile de protester, les ordres étant ce qu’ils étaient, je haussais les épaules, car je devais admettre qu’une présence à mes côtés me rassurerait même si ce n’était pas Keiji.

Lorsqu’enfin j’arrivais chez moi, une équipe d’hommes en noir attendaient en bas de l’immeuble. Han se dirigea vers eux et revint me remettre une enveloppe. À l’intérieur se trouvaient des clés et un nouveau code d’accès. J’en déduisis que Keiji s’était occupé de tout en un temps record à la suite de l’accrochage avec son père plus tôt. 

Cette fois-ci, malgré l’appréhension, je pris l’ascenseur seule. En ouvrant la porte, j’ignorais à quoi je m’attendais, mais une fée du logis était passée par là. Tout était redevenu à la normale, notant malgré tout que ce qui avait été cassé, avait fini par être remplacé. Ma causeuse avait laissé place à un autre fauteuil violet. Le geste me toucha même si avec la famille Chang, les choses pouvaient être remplacées d’un battement de cils, sans tenir compte de la valeur sentimentale qu’elles contenaient, me sembla-t-il. 

J’étais chez moi, à la fois semblable et différent de ce que c’était. Il me faudrait passer à autre chose, oublier la violation de mon cocon et avancer. 


***


Dix jours s’étaient écoulés depuis mon retour chez moi. Au bout du troisième jour, les hommes de main avaient disparu. J’avais conclu que tout était résolu. En reprenant le travail à la date annoncée à Simon, je m’y dédiais complètement et ne comptais plus les heures. J’arrivais tôt après le sport et ne repartais que tard dans la nuit lorsque le vigile faisait sa première ronde. Le weekend je sortais. Je passais le moins de temps possible chez moi. 

Au bureau, un évènement inhabituel se produisit. Un homme demanda à rencontrer Simon. Ils ne semblaient pas se connaître et échangèrent brièvement dans son bureau, éveillant quelques spéculations parmi les employés. Lorsqu’enfin ils eurent terminé, Simon me convoqua dans son bureau. 

― Quelque chose ne va pas ? demandais-je incrédule. 

― Non tout va bien. Je me disais juste que tu étais différente ces derniers jours. Je pense que c’est lié à ce qui s’est passé chez toi. La sécurité du bureau m’a fait un rapport. Tu es la dernière à sortir depuis un moment. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive des soucis. 

― Tu veux que je rentre chez moi plus tôt ? 

― Non. Oui. Enfin, j’ai autre chose à te proposer. Tu es excellente dans ce que tu fais et rester plus longtemps au bureau n’y changera rien. Si tu ne te sens pas en sécurité chez toi, Mei Lin et moi-même t’aiderons à trouver un autre appartement. En attendant, j’ai une mission à te confier. Tu t’envoles pour Séoul le weekend prochain. 

― Séoul ?

― Nos partenaires t’accueilleront dans leurs locaux pendant un mois. Tu devras les accompagner à se familiariser à nos méthodes, suivre nos procédures et utiliser nos outils.

― Cette phase n’était prévue que dans trois mois. Pourquoi l’avoir avancé ?

― Ils souhaitent anticiper et gagner du temps. J’ai pensé que bien que ce ne soit pas ton domaine, ce serait intéressant pour toi de suivre entièrement ce dossier à chacune de ses phases. En plus, tu parles coréen couramment et tu les connais déjà. Qu’en penses-tu ?  

― J’en pense que c’est parfait, affirmais-je, ravie, sans poser davantage de questions.

― J’ai confiance en toi. Et ce partenariat c’est ton bébé. 

― Merci, Simon, lui dis-je en me levant, le sujet étant clos. 

― Lullaby est informée, elle te communiquera toutes les informations dont tu auras besoin. J’espère que ce voyage te sera profitable. 

― J’y suis ! Il ne s’agit pas que de mes compétences. À ma remarque, Simon s’était rembruni l’espace d’une seconde, mon imagination sans doute. Tu veux que je prenne l’air, avais-je alors ajouté avec un pincement au cœur.  

― Je ne le nierai pas. J’aimerais qu’en attendant ton départ tu ne dormes pas au bureau, je n’ai pas envie que les vigiles croient que j’abuse de mes employés, dit-il moqueur. 

― Oui, patron ! fis-je en saluant comme un soldat, sourire aux lèvres. 

― Je suis soulagé de voir que ton magnifique sourire est encore là. Je ne l’avais pas vu depuis un moment. Je commençais même à douter de le revoir un jour. 

― Tu n’as aucune raison de te faire du souci. Je vais bien et je reviendrai en pleine forme, tentais-je de le rassurer, touchée par sa prévenance depuis toujours envers moi. 


Les jours précédant mon départ avaient été chargés, d’autant plus que je quittais le bureau à des heures décentes. Je m’étais réconciliée avec mon chez-moi, profitant de la terrasse chaque soir pour lire un bon bouquin en sirotant un smoothie.

Je devais néanmoins reconnaître que m’occuper pour penser le moins possible à Keiji était fastidieux. Je ne les avais plus revus. Ni lui ni ses hommes. Je n’avais pas été honnête envers moi et j’avais été injuste le concernant. Je mourrais d’envie de démêler cette aventure incroyable quoiqu’effrayant et apprendre à le connaître. Les papillons au ventre que j’avais ressentis pour la première fois, cette sensation de brûlure à son contact, ce manque de lui qu’il a créé et tout ce mystère qui participait à le rendre dangereusement attirant, m’avaient chamboulée.

Jusqu’ici, il a été le seul qui m’ait rendue avide de vouloir une liaison charnelle avec un homme, construire une relation et même plus encore. Où avait bien pu passer ma réserve concernant la culture du couple en Asie ? Mais tout cela était derrière moi maintenant. Et me retrouver à l’aéroport de Séoul en était la preuve concrète.

On avait dépêché un chauffeur pour venir me récupérer. Il m’attendait avec une pancarte et je me sentais comme dans un film. Il se chargea de ma valise et me conduisit à l’hôtel dans lequel je séjournerai pendant un mois près de City Hall. Les locaux de nos partenaires se trouvant sur l’une des rives du canal Cheonggyecheon.

Un lieu que je connaissais bien. J’y étais venue assister au festival des lanternes, m’amuser près des jets d’eau devant la statue du roi Sejong, ou encore assister à des évènements culturels lors du Chuseok, le Thanksgiving coréen. L’endroit regorgeait d’ambassades et de tours dans l’une desquelles j’étais venue passer un entretien. 

Ce mois loin de Hong Kong me permettrait de me ressourcer, car Séoul était ma ville de cœur, celle qui ne dort jamais. J’y avais vécu les meilleurs moments de ma vie d’étudiante et rencontré des gens venus de tous les horizons, notamment celle qui avait été comme une autre sœur pour moi. 

Je ne devais commencer que lundi, ce qui me laissait tout le weekend pour profiter. J’avais donc prévu de revoir mes amis. Thomas, un Français étudiant en MBA des Affaires et Soo Hae, une locale chargée des ressources humaines pour une entreprise de télécommunication sud-coréenne. 

Nous devions nous retrouver dans un café dans le quartier d’Hyehwa. Nous nous étions rencontrés lors d’un cours de management d’une université à proximité. Nous appartenions à un même groupe de travail, ce qui nous avait rapprochés. Les retrouvailles furent aussi excitantes qu’émouvantes. Je me sentais asiatique à sauter dans les bras l’un de l’autre en sautillant sur place avec une moue attendrissante à nous répéter combien nous nous étions manqués. 

La discussion fut animée par Thomas qui avait beaucoup d’histoires marrantes à nous raconter, dont les réjouissances d’une vie d’étudiant ponctuée de conquêtes sans lendemain. Son air bobo parisien plaisait aux asiatiques, mais critique dans l’âme, il n’avait cessé de nous faire rire avec sa perception de ces dernières.

― Vous ne devinerez jamais ce qui m’est arrivé la dernière fois ?

― Si on te disait que tu parles autant qu’une fille, tu ne pourrais pas t’empêcher de nous le dire quand même, le nargua Soo Hae avec un clin d’œil malicieux. 

J’ai été surprise qu’en bon français, Thomas ne perde pas le fil de son histoire pour se lancer dans un débat sur les commérages. 

― J’étais avec un ami finlandais dont le visa PVT arrive à terme. Il s’était acoquiné avec une midinette du bureau des affaires internationales de l’université. 

― Et du coup ?

― On devait sortir boire un verre un soir avec d’autres étudiants du dortoir international. On s’était donné, comme point de rencontre, la bouche de la station de métro. Et là, ce fut le drame ! Sa petite dame s’est dirigée vers notre groupe d’un pas décidé, un café glacé à la main. On aurait pu voir les vapeurs lui sortir des oreilles. Je vous laisse imaginer la suite !

― Oh non ! Ne me dis pas qu’elle le lui a jeté dessus ? demanda Soo Hae suspendue à ses lèvres.

― Elle n’avait pas supporté qu’il décide de rompre avant de rentrer en Finlande. Le pauvre n’a rien compris. Il a totalement été aspergé ! 

― Je suis toujours surprise par le mélodrame de mes compatriotes, confia Soo Hae. 

― Moi ce qui m’épate c’est cette hypocrisie dans les relations amoureuses. Les filles d’ici savent parfaitement qu’elles ne vont pas se marier maintenant. Pis encore avec un étranger ! Pourtant, faire une scène en public c’est comme un rite incontournable. Souligna Thomas. 

― Je ne suis pas tout à fait d’accord ! Les Coréennes, comme n’importe quelle femme dans le monde, croient aussi à l’amour. Et c’est plus facile pour l’une de nous d’être en couple avec un étranger, qu’un coréen avec une étrangère. Elle s’attendait peut-être à ce qu’il prolonge son séjour. Tu es bien resté toi, après tes études. Tu as commencé à travailler et tu viens de reprendre un MBA. 

― Les Européens aiment voyager. Et les Français sont des romantiques dans l’âme. Quand on aime, on s’installe pour de bon. 

― Les Français sont surtout réputés pour être des baratineurs, le taquina Soo Hae. 

― Et les Coréennes des femmes de choix ! Quand elles ne sont pas déçues par un étranger, elles sont cocues par leur petit-ami coréen. Dans le second cas, c’est monnaie courante et elles n’en font pas tout un plat ! 

― Thomas, tu y vas un peu fort là !

― Que veux-tu dire en bon français, je me dois de replacer le débat sur le bon sujet. Après tout, toi aussi, tu as vécu la même situation, Jeanne. Te rappelles-tu ce crétin ? Quand on était à l’université, celui qui flirtait sans vergogne avec toi ? Il voulait même te présenter à ses parents comme un trophée alors qu’il avait déjà une petite-amie. 

― Là, je suis d’accord avec Thomas, c’était inconcevable et précipité de sa part. Un imbécile, en somme ! La crème des Coréens imbus d’eux-mêmes. Heureusement qu’ils ne sont pas tous comme lui. Beaucoup d’hommes d’ici sont de bonnes personnes. 

― Quand ils ne se noient pas dans le travail et ne s’endorment pas sur le trottoir après avoir descendu trop de soju ! ricana Thomas. 

― C’est vrai qu’on boit beaucoup ! admit Soo Hae.

― C’est la raison pour laquelle tu as choisi Nate ? 

― Non. C’est pour l’uniforme, la taquinais-je. 


Avec un regard de connivence, nous rîmes de bon cœur. 

Mon amie coréenne était une exception de son monde. Lors de la guerre entre les deux Corée, le village de son père à la frontière avait été divisé. Son père s’était retrouvé du côté sud à ce moment-là et n’avait plus revu les siens depuis. Il avait refait sa vie tardivement. Les parents de Soo Hae n’ont rien de conventionnel. Dans le débat d’une possible réunification entre le Nord et le Sud, toujours en guerre, son père cloue le bec aux personnes qui s’insurgent que les Nord-coréens trop pauvres seraient une lourde charge pour le Sud. 

Historiquement, les deux parties du pays avaient été unies jusqu’à la guerre de Corée dans les années 1950. À la suite de cette guerre, la Corée du Sud avait réussi l’exploit de se hisser dans la catégorie des pays développés en moins de soixante ans. Sortir de cette situation économique post-guerre en une durée aussi courte avait été rendu possible par l’effort commun, la volonté de performer et la résilience qui caractérisent les habitants du pays du matin calme. 

Les habitants issus de la Corée du Nord moins développée économiquement sont moins bien perçus par ceux du Sud.

Mais ce n’est qu’en rencontrant mon amie, que j’ai compris que les théories n’expliquaient pas tout. J’étais pleine de compassion pour les parents de Soo Hae. Sa mère, originaire du Sud, elle est la preuve qu’il n’y a pas de frontière à l’amour. Une nouvelle vie y est possible pour ceux qui s’ouvraient à l’intégration. Des associations pour les réfugiés du Nord militaient pour faire connaître les risques pris par ceux qui osaient franchir la frontière. Il suffisait d’ailleurs de visiter la zone démilitarisée pour avoir un aperçu concret de cette guerre mise en sourdine par les Occidentaux. Les partisans pour la réunification mettaient en avant une culture et une histoire partagée. L’architecture, la gastronomie, le chamanisme et les traces des conflits avec le Japon sont autant d’exemples. En côtoyant ceux qui franchissent les obstacles, je ne pouvais qu’être admirative. Les parents de Soo Hae incarnaient cette intégration exceptionnelle.  

Leur union a donné vie à une jeune femme forte et ouverte d’esprit. Une personne que j’ai plaisir à compter parmi les personnes les plus importantes et les plus fiables dans ma vie. Une amie en or. 

Soo Hae m’annonça qu’elle devait présenter son petit ami américain à ses parents le weekend suivant. Cette situation la stressait. Fille unique, elle avait la charge de s’occuper de ses aînés un jour, voire de vivre avec eux, un point aux antipodes de la culture occidentale qu’elle affectionnait. Ils s’étaient rencontrés à un silent disco, une piste de danse en pleine rue où le DJ mixait une musique que seuls ceux portant un casque pouvaient écouter. J’avais été témoin de chaque étape de leur idylle et les enviais au fond de moi.              

Cependant, j’étais heureuse que mes amis soient épanouis dans leur existence, comblés tant professionnellement que personnellement. Les reliefs de ma vie s’accentuaient à leur contact. Je leur donnais des détails sur ma carrière pleinement satisfaisante et ma vie sociale à Hong Kong, omettant volontairement de mentionner Keiji. Eux aussi étaient heureux de ma réussite et s’attristaient de me savoir encore seule. Je leur donnais des excuses qui sonnaient faux même à mes oreilles, une vie bien remplie, un travail prenant, mais le cœur du problème était de n’avoir pas encore rencontré le véritable amour. 

Fleur bleue dans l’âme, je voulais croire que le prince charmant existait et qu’il éveillerait en moi un tourbillon de sentiments. Une passion qui transporterait mon cœur et mon corps. Je l’avais bien croisé au détour d’une ruelle un matin en allant au travail, il m’avait bouleversé et il me manquait si fort que j’espérais que l’adage loin des yeux loin du cœur serait encore plus efficace en ne foulant plus le même sol que lui. 

Après mes retrouvailles avec Thomas et Soo Hae, le dimanche j’étais allée me balader près du fleuve Hangang. Je m’y étais toujours sentie apaisée là-bas. Assise face au dôme qui s’illuminait la nuit, mon esprit se reposa en observant l’eau suivre son cours. 


***


Chaque matin je profitais de la salle de sport de l’hôtel avant d’aller rejoindre une équipe géniale. Avec mes collègues provisoires, nous étions dans la même tranche d’âge et nous avions vite sympathisé entre les films qu’on aimait en commun, les soirées, après le travail, ponctuées de restaurant, de karaoké et de virées dans les clubs ou centres de frappe de baseball. Le mois avec eux s’écoula rapidement et je regrettais de devoir déjà les quitter. 

J’avais bénéficié de mon propre bureau et d’une assistante qui m’aidaient à préparer mes réunions d’information et de formation auxquelles participaient les futurs responsables de centre de profit et leur équipe de vente, l’équipe marketing ainsi que celle des achats. Les supports que je leur avais préparés avaient été pédagogiques et nos échanges interactifs, ce qui leur avait manifestement plu. 

Monsieur Song était passé régulièrement au bureau prétextant des documents à voir avec les membres de la direction. J’appris qu’il était fils de chaebols et par conséquent un très bon parti, mais je restais indifférente à ses avances. Il m’avait fait livrer des fleurs et me faisait une cour assidue sans que cela ne mène nulle part. 

Il était l’aîné de trois enfants et lui aussi un jour devrait assumer non seulement sa responsabilité envers ses parents, mais aussi être dédié à son statut, ce qui ne m’enchantait pas. Je rêvais d’un homme disponible pour fonder une famille avec moi et non d’un homme dont l’environnement conditionnait sa vie, régissant jusqu’au moindre détail de l’éducation de nos enfants. Aimer n’était ni manipuler ni régenter, et loin d’être sordide.   

Un soir un peu avant mon départ, Monsieur Song et moi-même avions passé une agréable soirée, durant laquelle j’avais un peu trop abusé du soju au kiwi, alcool local mélangé à du sirop de kiwi. J’avais perdu les jeux dont la punition était de boire. Il avait souhaité être mon chevalier blanc pour consommer à ma place, mais je refusais convaincue que ce serait lui donner de faux espoirs. Finalement il avait dû me raccompagner à l’hôtel et je me sentis lamentable. Il entra dans ma chambre et aurait pu profiter de moi, mais n’en fit rien. 

― Jeanne, vous êtes une jeune femme qui dégage tant de sensualité que vous ne vous doutez pas de ce qu’il me coûte d’être là, à vous regarder avec avidité sans oser vous toucher. Mais je sais que votre cœur n’est pas ici avec moi. 

― Pourquoi me dire cela maintenant ? 

― Si vous n’aviez pas bu, je ne serais pas ici n’est-ce pas ? Je pense que mes intentions envers vous sont explicites, mais vous m’avez tenu à distance. Ce qui à mon sens n’a qu’une raison, vous êtes déjà éprise d’un homme. Je ne peux plus ravir votre cœur.

― Je ne nierai pas que vous avez tout pour séduire. Vous êtes intelligent, respectueux, plutôt bel homme et vous avez une situation avantageuse. Mais vous avez raison. Je ne m’engagerai pas sans amour ; or même si je vous intéresse, vous ne m’aimez pas profondément non plus. N’est-ce pas ? 

― Vous avez raison. J’espère cependant que celui qui a le privilège d’occuper votre cœur et vos pensées vous mérite. Je l’ai vu à Hong Kong, l’homme dans le véhicule noir. Nous étions à l’étage du glacier, vous vous souvenez ? Notre table était près du vitrage. Je ne vous ai rien dit ne sachant pas réellement si c’était bien vous qu’il observait. Je n’ai eu confirmation qu’à votre réaction lorsque nous sommes sortis. 

― Je suis navrée. J’ai dû vous paraître bien impolie. On dit que sous les effets de l’alcool on reconnaît même l’inavouable. J’ignore s’il s’agit d’amour. Notre rencontre a été écourtée, mais il ne me laisse pas indifférente, c’est vrai.  

Je me gardais bien de dévoiler à Monsieur Song la suite de mes pensées bien trop personnelles. Tout émoustillée devant la baie vitrée de cette chambre d’hôtel, la ville à mes pieds, j’avais imaginé Keiji, derrière moi, m’enlaçant et déplaçant ses mains fraîches sur les zones les plus sensibles du haut de mon corps. Tant de fantasmes érotiques m’avaient poussé à prendre une douche froide depuis mon séjour ici. 

― Je crois qu’il vaut mieux que je rentre. Jeanne, ce fut un plaisir de vous connaître et je serai ravi de vous revoir. Prenez soin de vous. 

Dès qu’il quitta ma chambre, je pris le téléphone. Thomas était le seul à qui je voulais me confier. Je lui relatais tout, de ma rencontre avec Keiji jusqu’au départ de Monsieur Song à l’instant. Si au début je semblais l’avoir dérangé, il était désormais tout ouïe et je l’entendais siffler à l’autre bout du fil, l’air de se dire que j’avais bien caché mon jeu. 

― Thomas, j’ai besoin de ton avis. Étant un homme, tu es le seul à pouvoir m’éclairer objectivement. 

― Jeanne, te rends-tu seulement compte du nombre d’hommes qui ont croisé ton chemin sans que jamais tu ne fasses réellement attention à eux ? Même moi, je dois avouer que j’ai été troublé par toi. La pauvre Fei qui a dû entendre son petit ami te faire un compliment étant donné votre flirt passé… à sa place je n’aurais pas apprécié. Ce Monsieur Song, un gentilhomme, alors que moi-même je n’aurais pas pu en rester un, en me retrouvant dans une chambre d’hôtel avec une femme qui m’attire et sans défense. Tu suscites chez chacun une attirance réelle, mais si pure qu’au final, on ne peut pas t’en blâmer, car tu ne t’en rends pas compte. La preuve, tu m’appelles alors qu’il est plus de minuit et que j’étais au lit en charmante compagnie. Or la seule chose que je trouve à faire c’est de te répondre. 

― Désolée de t’avoir dérangé. 

― Ne raccroche pas. Ton Keiji il a dû ressentir la même chose en te voyant la première fois et votre aventure hors du commun a certainement créé un lien que même lui doit sentir. Je ne sais pas ce qui l’a poussé à prendre ses distances, mais je parierai que ça lui coûte suffisamment pour mouiller ses draps la nuit, dit-il crûment sans retenue. 

― C’est un peu déplacé. 

― Ne fais pas ta timide ! Il peut paraître détaché, il n’en est pas moins un homme. 

― A ma place tu ferais quoi ? 

― Je ne sais pas, je n’y suis pas chérie. Mais à la sienne, avec ses moyens et en tenant compte de ce que tu m’as raconté, je miserai sur le fait que tu n’aies pas voyagé seule comme tu sembles le croire. Je dirai même que ton voyage précipité pour Séoul est une décision de Simon qui a été encouragée. Aucune entreprise ne paierait l’hôtel dans lequel tu séjournes pendant une si longue durée.

― Tu as raison. Comment ai-je pu être aussi stupide pour ne pas y penser plus tôt ? L’idée ne m’avait pas effleurée tant j’étais contente de pouvoir m’éloigner. 

― Promets-moi juste une chose, tu veux ? 

― Quoi donc ? 

― De faire bien attention à toi. Tu attires les ennuis. Je me rappellerais toujours ta mésaventure à Pékin avec Joëlle lorsque vous aviez été suivi par ce détraqué. Concernant Keiji, il m’a l’air d’être dans une situation suffisamment inquiétante pour s’être donné du mal à te faire quitter Hong Kong si c’est bien son œuvre. Tu ne devrais pas prendre à la légère ce qui t’est arrivé. Je sais que tu es saoule, mais tu dois vraiment te rappeler mes paroles, d’accord ? 

― Oui Thomas, répondis-je touchée par tant de sollicitude, l’esprit embué. 

Après avoir raccroché, je pris une douche. Éméchée ou pas, l’hygiène était de première importance pour bien dormir. 


***


C’est au réveil que tout se corsa. J’étais à côté de mes pompes et penchée au-dessus des toilettes, je vomissais. Pour me remettre de ma gueule de bois, je savais qu’un burger ferait l’affaire. J’enfilais donc un chemisier rose et un skinny délavé, une paire de tennis et mes lunettes de soleil dans mon sac. En sortant de l’hôtel par la porte-tambour, quelque chose frappa mon attention. L’homme qui avait rendu visite à Simon juste avant qu’il ne m’envoie en mission à Séoul venait d’entrer. C’était une étrange coïncidence que je devais vérifier, me remémorant ma conversation de la nuit avec Thomas.  

Il réussit à prendre l’ascenseur qui se refermait sous mon nez. Ils n’étaient que trois à l’intérieur, je vérifier chacun des arrêts afin de voir s’il me serait possible d’avoir accès aux vidéos de surveillance. L’ascenseur ne marqua que deux stops aux quatrième et septième qui étaient aussi là où se trouvait ma chambre. Je me rendis au local de sécurité prétextant d’avoir reconnu un ami d’enfance. Je leur ai servi l’excuse bidon de vouloir retrouver sa chambre pour lui faire une surprise. L’agent de sécurité ne se formalisa pas, porte 211, me dit-il, tandis que j’avais regardé avec lui la vidéo. 

Le remerciant, je passais par le bar pour lui faire livrer une collation accompagnée d’un mot et d’un billet. 

Sa chambre était à trois portes de distance de la mienne, et plantée devant elle je sentais mon cœur battre si fort que je ne distinguais plus les coups que je frappais jusqu’à ce que l’homme m’ouvre. Derrière lui, je reconnus Han. Je fixais l’homme, qui venait de m’ouvrir d’un air mauvais, et finis par le pousser pour faire face à Han. J’ouvris une bouche béate, la parole me manquait sous la stupéfaction. 

― Mademoiselle, c’est un plaisir de vous revoir. Me dit Han, le moins du monde contrarié par mon irruption soudaine, comme s’il s’attendait à ce que je finisse par découvrir sa présence. 

― Où est-il ? 

― Qui donc ? Monsieur ? 

― Oui Keiji. Où est-il ? 

― Il est resté à Hong Kong. 

― Vous ne vous attendez pas à ce que je vous croie ? ajoutais-je, constatant néanmoins qu’il avait l’air sincère. 

Ils n’étaient que quatre dans la pièce parsemée de bols de nouilles instantanées et de bouteille d’eau, de matériel informatique et d’une arme sur le chevet. 

― Ne vous inquiétez pas. Nous ne sommes pas dangereux, me dit-il, ayant suivi mon regard jusqu’à l’objet. 

― Depuis quand êtes-vous ici ? C’est Keiji qui vous a demandé de me suivre ? Est-il derrière mon séjour à Séoul ?

― Cela fait beaucoup de questions Mademoiselle, auxquelles nous ne pouvons répondre. 

― Dans ce cas, je ne m’en irai que lorsque j’aurai parlé à Keiji, dis-je avec défi en croisant les bras et m’asseyant sur l’une des chaises libres.    

Constatant que j’étais décidée, il prit son téléphone. 

― Monsieur. Nous avons un problème. 

Me félicitant de mon obstination et de la facilité avec laquelle il avait cédé, je lui arrachais le téléphone des mains, mais demeurais néanmoins furieuse. Il s’agissait d’un appel vidéo. 

― J’ignore si je suis le problème dont il est question, mais je n’apprécie pas vos manières ! 

― Je vais devoir remédier à la discrétion de mes hommes, annonça-t-il sur un ton plus amusé qu’exaspéré. Comment allez-vous Jeanne ? 

― Han n’est pas responsable de ma présence dans cette chambre avec vos hommes. Si je n’avais reconnu cet homme qui était venu voir Simon au bureau en sortant m’acheter un burger… et si mon ami Thomas ne m’avait pas ouvert les yeux, je ne me serai jamais doutée de ce qui se tramait même à une semaine de mon retour pour Hong Kong. Ou peut-être que vous auriez à nouveau influé sur le cours des évènements pour retarder mon retour ? Ou que sais-je encore ?

― Vous semblez avoir beaucoup à me dire. Comment se déroule votre séjour ? dit-il. 

― Pourquoi me le demander quand vous êtes au fait de tout ce qui me concerne ?

― Parce que je veux vous l’entendre dire. 

Il s’adressa à ses hommes, leur demandant de me laisser seule avec lui pour discuter. 

― Vous venez de briser la magie de mon séjour à Séoul. Je voulais réellement croire que mes seules compétences m’avaient menée ici. 

― Elles ont joué en votre faveur. J’ai juste rendu le tout possible à un moment opportun. 

― M’accueillerez-vous à l’aéroport à mon retour ? demandais-je sans être vexée de sa précédente remarque, puisque je serais tout de même venu en Corée du Sud. Il n’avait fait qu’avancer l’échéance. 

― Jeanne, n’avez-vous pas peur de moi ? Ce que vous a dit Monsieur Chang n’a-t-il pas été la raison de votre retour précipité chez vous, la fois dernière ? 

― Je n’ai pas peur de vous, sachez-le ! Quant à votre père, c’est un rustre aux manières que je ne tolère pas non plus. 

― Dans ce cas, qu’attendez-vous de moi ?

― Je pensais ne pas vouloir connaître ni les raisons de votre blessure ni de l’intrusion chez moi. Mais vous vous êtes donné du mal pour m’éloigner à nouveau, si bien que maintenant, je suis curieuse de les entendre. J’attends de vous que vous soyez honnête et sincère. 

― Comme vous l’avez justement remarqué, j’ai fait mon possible pour assurer votre sécurité. Et si vous voulez tout savoir, j’essaierai de ne rien vous cacher. Mais nous en discuterons de vive voix lorsque nous nous reverrons ici à Hong Kong. 

― Quand ? demandais-je avec espoir et surprise par sa prompte envie de collaborer.

― Ne vous inquiétez pas. Je vous ai promis de tout vous dire le moment venu et je ne faillirai pas. Profitez de ces quelques jours à Séoul, voulez-vous ? 

― Pourquoi n’êtes-vous pas venu vous-même ? 

― Mes obligations ici me retiennent. Je dois d’ailleurs vous laisser. Mon rendez-vous ne devrait pas tarder à arriver. 

La conversation se termina sur cette promesse de se revoir prochainement et d’obtenir enfin des réponses. Je quittais la chambre après avoir rendu à Han son téléphone. 

― Mademoiselle, je vous ai fait livrer un burger dans votre chambre. 

― Merci Han, dis-je, lasse de constater que rien ne leur échappait. 

J’étais redevenue étrangement calme et je me déplaçais vers ma chambre comme si je marchais à côté de moi-même. Une fois à l’intérieur je pris le burger et le mangea toujours avec cette sensation d’être parallèle à moi-même, me demandant ce qui serait arrivé sans leur inadvertance. Je n’aurais sans doute jamais recroisé la route du mystérieux Keiji. 

Ce fut aussi dans cet état que ma dernière semaine se passa. Personne n’avait rien remarqué, mis à part que Monsieur Song ne nous rendait plus visite. Tous s’interrogeaient sur ce qui avait bien pu se passer. J’avais garanti à mes collègues que son cœur était à prendre encore et qu’il avait été courtois de me ramener à l’hôtel où il ne s’était rien  

passé. J’avais remarqué que la responsable marketing avait le béguin pour lui. J’avais donc profité pour balayer toute animosité entre nous. 

En effet, Eun Hye était de bonne famille, agréable à regarder et créative dans son travail, cependant elle s’était tenue plus à distance de moi qu’avec les autres. Je savais qu’il ne s’agissait pas de sa nature réservée, mais je m’étais mis des œillères. 


***


Une petite fête avait été organisée pour mon départ. Mes collègues m’avaient préparé une carte avec leurs photos et des mots qui me mirent du baume au cœur. Je ne les reverrai que dans trois mois à l’inauguration de la première boutique. Je revis mes amis également pour un dernier repas dans un des restaurants d’une chaîne qui servait de la soupe militaire que j’appréciais tout particulièrement tout comme la soupe au kimchi et bien d’autres plats locaux encore qu’ils soient épicés ou non.  

Dans l’avion qui me ramenait à Hong Kong, je pensais à Keiji. Je faisais le point sur ce qu’il représentait pour moi, et sur mes attentes envers lui. Je voulais davantage de lui que de simples explications. Ne pas se connaître assez n’était plus un frein valable, seul comptait le fait que je voulais croire qu’il tienne suffisamment à moi pour me protéger comme il l’avait fait. Mon attachement était devenu plus fort. Je ne  

cessais de penser à lui, à l’intimité que je me sentais prête à connaître avec lui. 


J’avais lu pas mal d’articles dans des revues féminines à propos du plaisir féminin en solo, ou encore de l’attraction pour le sexe opposé. Keiji était la cause de bien des nuits agitées à me retourner dans mon lit. 


Mon imagination, guidée, par l’excitation, avait pris le dessus. Pourtant, frustrée de ne pas le sentir tout entier et de ne pas vivre la félicité d’être comblée, je maugréais. C’était stupide de se trouver comme une adolescente trahie par ses hormones en ébullition. Rien n’y faisait, impossible de dormir. J’avais pris une douche pour me calmer au milieu de la nuit, encore. À ce rythme, j’aurais même suivi les conseils de Thomas, en me procurant un de ces jouets pour adulte. Force est de constater que j’avais encore une once d’estime pour moi et que je croyais encore au romantisme. Entre les soubresauts dans ma poitrine et le désir que j’éprouvais, le duel était sérieux. 

Je m’impatientais avec l’impression que mon vol n’atterrirait jamais assez tôt pour retrouver Keiji. 




- Fin du chapitre - 


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